Un des grands fléaux de la société, le trafic humain existe également au Liban, où il touche les couches les plus vulnérables de la population: les femmes, les réfugiés et les enfants. La tendance s’est accentuée avec la guerre en Syrie et de nombreux réseaux ont été démantelés dernièrement. Magazine enquête.
«Nous avons arrêté des Syriens qui épousaient des jeunes femmes en Syrie, puis les forçaient à se prostituer au Liban. Sous le prétexte de «subvenir aux besoins financiers de leur nouvelle famille», ces jeunes femmes étaient contraintes de se vendre au plus offrant. On les gardait prisonnières en menaçant de révéler leur activité à leurs parents, ce qui aurait entraîné leur mort, ou en les dénonçant à la police locale», raconte le colonel Elie Asmar, responsable de la brigade des mœurs au sein des Forces de sécurité intérieure libanaise (FSI).
Selon la loi du 24 août 2011, le trafic des êtres humains est l’activité qui consiste à recruter, à transférer et à héberger par la force et d’autres formes de contrainte: enlèvement, fraude ou abus d’autorité sur une personne vulnérable. Ce trafic comprend l’exploitation sexuelle, le travail forcé, l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes.
En ce qui concerne la première catégorie, l’exploitation sexuelle, le département d’Etat américain, dans son rapport 2013 sur le trafic humain, considère le Liban comme un pays d’origine et de destination des femmes et des enfants soumis à cette traite. «Le pays est également un point de transit pour les femmes et les enfants victimes de trafic sexuel dans d’autres pays du Moyen-Orient et d’Europe de l’Est», ajoute le rapport.
35 arrestations depuis 2009
De tels réseaux sont fréquemment interceptés au Liban, la guerre en Syrie ne faisant qu’exacerber la tendance. Près de 35 personnes, impliquées dans la traite des blanches, sont arrêtées depuis 2009, selon les chiffres des FSI. Les conflits et les guerres précarisant d’autant plus de nombreuses personnes déjà très vulnérables, notamment les femmes, les enfants ou les travailleurs migrants. Entre 2010 et 2011, date marquant le début de la révolution en Syrie, les victimes du trafic humain ont augmenté de 8 à 27, soit plus de trois fois en une seule année. «La pauvreté facilite l’exploitation des réfugiés, ce qui est le cas des Syriens», ajoute le colonel Asmar. Par ailleurs, selon le site Not For Sale, la Syrie ravagée par les conflits, est devenue un pays de transit pour les femmes syriennes et celles venues d’Irak, des Philippines, d’Indonésie et d’Ethiopie. Ces dernières affluent au Liban ou en Jordanie et y sont victimes de la traite.
Certaines réfugiées syriennes sont forcées à se prostituer, d'autres s'engagent dans la prostitution pour des raisons pécuniaires et parce qu'elles n'ont pas d'autres choix, explique Ghada Jabbour de l'organisation Kafa (Assez) de Violence et d'Exploitation. «Nous avons reçu des informations que certains fournisseurs d'aides humanitaires offrent des aides aux femmes en échange de ‘‘certains services’’», précise-t-elle.
Au Liban, les Syriennes semblent les principales victimes de ces réseaux. Elles représentent 66% de cette traite sur la période 2009-2013, selon les statistiques fournies par les FSI. Elles sont suivies par les Moldaves, les Ukrainiennes, les Russes, les Libanaises, les Bédouines et les Marocaines. «Lorsque je demande une fille de joie, on m’envoie généralement un minibus plein de femmes syriennes parmi lesquelles je peux choisir», indique un habitué des réseaux de prostitution.
Des réseaux internationaux
Ce commerce est également alimenté par des réseaux internationaux. En avril dernier, un Libanais, soupçonné de traite des blanches, est arrêté à Moscou, selon l’agence d’information russe Ria Novosti. Le Libanais, dont on a préservé l’anonymat, aurait forcé une femme de nationalité russe à se prostituer au Liban pendant plusieurs semaines en septembre 2009. La victime affirme qu’on lui avait promis un travail dans un restaurant. A son arrivée à Beyrouth, son passeport est confisqué et elle est forcée à «fournir des services sexuels» aux clients d’un super night-club de Tabarja, au nord du pays. «C’est un cas de figure typique. On promet aux femmes des pays de l’ancienne Union soviétique des jobs d’artistes avant de les séquestrer et d’abuser d’elles», ajoute une autre source des FSI sous couvert d’anonymat.
Le Programme d’obtention d’un visa pour artiste, mis en place par l’Etat libanais, facilite l’entrée des femmes de l’Europe de l’Est, de la République dominicaine, du Maroc et de la Tunisie, ainsi que d’autres pays. Près de 6000 femmes sont ainsi entrées au Liban en 2012 selon le Département américain.
Le colonel Asmar explique que le trafic humain désigne la prostitution forcée de ces femmes, comme dans les cas mentionnés plus haut. «Ce type de commerce est très profitable. Un des proxénètes que nous avons arrêtés, privait ces filles de tout revenu et empochait en moyenne 1000 dollars par jour», ajoute la source responsable des FSI.
Kafa dénonce également la prostitution de mineures originaires de Syrie ou du Liban, parfois déguisée en mariage prématuré. «Nous surveillons ces derniers cas de près, mais ils sont assez difficiles à recenser», commente le colonel Asmar. Ainsi depuis 2009, les FSI ont dénombré 19 mineures victimes de trafic humain au Liban, dont 63% d’origine syrienne. «Dans la majorité des cas, c’est un membre de la famille, généralement le père qui, criblé de dettes, vend sa fille de 14 ans à un vieil homme fortuné», ajoute la source des FSI.
Forcé à la mendicité
A part les adolescentes, les enfants sont victimes de cette traite. Ils sont forcés à mendier, travailler ou participer aux combats armés. Mohammad, un garçon de 12 ans, arpente les rues de Gemmayzé, un bouquet à la main. «Que Dieu te garde, achète-moi une fleur», quémande-t-il. L’adolescent affirme qu’il sera battu par son beau-père, s’il rentre les mains vides à la maison. Ce type de témoignage est repris par le rapport du Département américain, citant des ONG libanaises, attestant d’une augmentation du nombre d’enfants syriens se livrant, pour certains, à la mendicité forcée. Selon un rapport de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), de nombreux enfants libanais sont également forcés à travailler. Près de 3,4% des 10-14 ans opèrent au nord du pays, contre 1,3% au Mont-Liban et à Beyrouth et 1% au Liban-Sud. Près de 15% des 15-18 ans travaillent au Liban-Nord, 12,9% au Sud et autour de 9% à Beyrouth. Lors d’une précédente enquête, menée par Magazinedans le secteur d’Ard Jalloul aux environs de la capitale Beyrouth, plusieurs enfants ont déclaré avoir été forcés par un membre de leur famille à travailler, souvent dans des conditions malsaines.
Les enfants obligés de participer aux combats appartiennent à une autre catégorie invisible du trafic humain au Liban. Magazinea rencontré à Tripoli Khaled, un garçon de 11 ans, originaire de Bab el-Tebbané. Depuis 2006, la capitale du Nord est la scène de violents affrontements entre les alaouites de Jabal Mohsen et les sunnites de Bab el-Tebbané. «Mon travail consiste à surveiller les communications (entre les combattants des deux bords) et à donner l’alerte lorsqu’une offensive est déclenchée», explique-t-il placidement. Son compagnon de jeu Omar, neuf ans, affirme tenir un rôle de liaison entre les miliciens, les ravitaillant en munitions ou en cigarettes. «Je n’ai peur ni de mourir ni de la guerre. Je suis un homme», dit-il fièrement en martelant sa poitrine de ses poings.
Au Liban, ces derniers cas de trafic humain sont du ressort des postes de police locaux. «Il serait important de mettre en place une brigade se spécialisant dans tous les crimes portant sur le trafic humain», précise le colonel Asmar. «Nous avons accompli un travail considérable, depuis 2009, en modernisant les procédures et en faisant suivre des formations spéciales à nos officiers».
La vente d’organes
D’autres risques liés à cette traite sont rapportés par la Sûreté générale libanaise. Selon un colonel de la Sûreté générale, s’exprimant sous couvert d’anonymat, il existerait «des cas de ventes d’organes notamment dans les régions les plus touchées par l’exode continu de réfugiés syriens vers le Liban, comme Tripoli et le Akkar. On parle même de vente d’enfants», précise-t-il.
La guerre en Syrie et le Printemps arabe auront été porteurs de nombreux malheurs pour les populations les plus fragiles. En 2011, année des révolutions arabes, 25% des victimes du trafic humain dans le monde seraient originaires du Levant ou des pays d’Afrique du Nord. Dans ce contexte de guerre régionale larvée, la situation des femmes, des enfants et des réfugiés au Liban risque encore de se dégrader.
Mona Alami
Le sort des employées de maison
Selon le rapport du Département d’Etat américain, les femmes du Sri Lanka, des Philippines, d’Ethiopie, du Kenya, du Bangladesh, du Népal, de Madagascar, du Congo, de Togo, du Cameroun et du Nigéria, engagées comme domestiques au Liban, recrutées par le biais d’agences, sont souvent soumises au travail forcé, se voient confisquer leurs passeports et privées de leurs salaires. Elles sont menacées d’arrestation et d’expulsion, et victimes de violence verbale et physique. Les travailleurs quittant les maisons de leurs employeurs sans autorisation perdent automatiquement leur statut juridique, et tout leur parrainage doit être approuvé par la Direction générale de la Sûreté générale (SG). Par ailleurs, le cas d’un domestique éthiopien, publiquement battu par les employés d’une agence de recrutement libanaise en mars 2012, illustre les mauvais traitements subis par les domestiques au Liban. Le travailleur s’est suicidé peu de temps après que l’incident eut été rapporté dans les médias. Selon un reportage de Radio France International de Serge Daniel, une association malienne a porté plainte pour trafic humain, violence physique et abus sexuels contre des agences de voyages maliennes et libanaises, et réclamé le retour de ces jeunes filles dans leurs pays d’origine. «Le système de garantie (kafala) qui réglemente le travail et la résidence des travailleuses domestiques, les rend totalement dépendantes de leurs employeurs. Cela, ajouté à des pratiques telles que la confiscation des passeports et la restriction de mouvement imposées à ces femmes, les mettent dans des situations d’extrême vulnérabilité, voire dans des situations d’esclavage», signale Ghada Jabbour.
Le rapport 2013 sur le trafic humain.
Selon ce rapport, le Liban est passé de la catégorie 3 à la catégorie 2 dans la classification. Le rapport porte sur quatre catégories: la première comprend les pays qui sont en conformité avec les normes; la deuxième regroupe les pays qui ne sont pas en conformité avec les normes minimales, mais déploient les efforts significatifs pour le faire. Le Liban ne se conforme donc pas pleinement aux normes minimales visant à l’élimination de la traite, mais fait des efforts significatifs pour y parvenir. Le gouvernement a ainsi promulgué une loi qui sanctionne le trafic humain et a organisé des campagnes de sensibilisation. Il a fait de la lutte contre la traite des êtres humains une priorité nationale et concentre ses efforts à éduquer le public surle sujet.