Après Eliane Elias et Marcel Khalifé, le Festival international de Baalbeck s’est achevé le vendredi 30 août à la Magnanerie de Sed el-Bauchrié, par le spectacle de danse contemporaine, Puz/zle, du chorégraphe belgo-marocain Sidi Larbi Cherkaoui. Quand le corps et la musique se répondent.
L’humanité face à elle-même. L’humanité qui se construit, se déconstruit, sans relâche, sans répit, sans pitié. Cycle incessant, cycle infernal, cycle régénérateur, générateur de tant d’émotions. L’humanité face à la pierre, et toute sa symbolique. Et Sisyphe tente toujours, encore et encore, de pousser son rocher au sommet de la montagne.
Présentée au festival d’Avignon en 2012,
Puz/zle, la dernière œuvre du chorégraphe belgo-marocain Sidi Larbi Cherkaoui, en tournée internationale, a clôturé le Festival international de Baalbeck le vendredi 30 août. Dans cette dernière œuvre, il poursuit son exploration identitaire, religieuse, culturelle et émotionnelle et cherche la place de l’homme dans le puzzle du monde. Comme son nom l’indique, Puz/zle se déroule effectivement à l’instar d’un puzzle dont les morceaux s’assemblent sur scène pour mieux se séparer, constituant dans ce tandem construction/déconstruction l’essence même du spectacle. Un spectacle qui tourne autour d’un fil rouge: la pierre, que ce soit sous forme de blocs de béton, grands et petits, ou de cailloux.
Une scène sobre et sombre où trônent ces blocs recoupés au centre par la projection-vidéo d’un espace qui ressemble à un musée défilant ses longs corridors, inlassablement, cycliquement. Des images qui passent et repassent en boucle. Et voilà que l’ordre est brisé. La performance commence. Danseurs et danseuses de la compagnie Eastman, époustouflants à chacun de leur mouvement, tentent de construire des murs, des temples, de les escalader, de rouler des pierres, d’en jeter, de l’utiliser comme instrument de musique, comme arme. Solos, duos et mouvements d’ensemble, l’homme est face à lui-même, face aux autres, dans la grisaille, dans l’éclaircie.
Des images autour de la pierre
Au fil des tableaux qui se succèdent, la musique emplit l’air. Elle naît en direct, sur scène, des voix magnifiques et puissantes du groupe polyphonique corse A Filetta, formant souvent l’écrin idéal où se pose le timbre lyrique et éthéré de la chanteuse libanaise Fadia Tomb el-Hage, quand ce n’est pas le flûtiste et percussionniste japonais Kzunari Abe qui instaure un sentiment presque hypnotique auprès du public et des danseurs.
Voilà les danseurs désormais habillés de leurs vêtements, contemporains, urbains, leurs habits de tous les jours. Et le cycle se répète encore et encore, à nouveau face à la pierre. La pierre qui permet de construire, d’échafauder des villes, des civilisations, mais qui renferme aussi son propre piège qui se referme sur nous, nous écrase. A chaque fois. Chaque nouvelle construction est immédiatement une déconstruction. Même cette sculpture vivante se décline comme pantin, comme œuvre artistique, comme possibilité de salut. Momentané, illusoire, peut-être. Même comme ce tag sur les murs qui semble improvisé pour la circonstance: «Liban, message de coexistence et de paix». Le puzzle est-il reconstruit à travers la rencontre entre les différentes cultures?
Les images s’emmêlent; tour de Babel, temples antiques, tragédie grecque, colonnades des premiers temps, d’une ère lointaine, incernable, références bibliques, spirituelles, bouc-émissaire, victime-bourreau, chromosomes… Des siècles d’images nées de l’inconscient collectif de l’humanité, au fil des tableaux qui se succèdent, chargés, parfois surchargés, et pesant par moments comme une chape de plomb où l’air vient à manquer. La respiration se fait plus lourde, le spectateur est sur le point de suffoquer. Le temps s’étire face à certaines longueurs scéniques et chorégraphiques, toujours surchargées de signification, de symbolique, de symboles à décortiquer, à agencer. Deux heures environ, de mouvement, de chant, de réflexion aussi. Deux heures à s’émerveiller devant la beauté des tableaux tout en ayant conscience que ce beau sert à touiller au plus profond de chacun de nous la plaie du monde, la plaie de l’humanité.
Sidi Larbi Cherkaoui a réussi à condenser l’humanité et ses multiples tentatives de construction en une chorégraphie prenante, brillamment interprétée, tant au niveau de la danse qu’à celui du chant. Un spectacle prenant, malgré certaines longueurs et certaines séquences qui n’apportent rien de nouveau à l’ensemble. Jusqu’à la révélation de la scène finale qui répond en écho à la scène d’ouverture. La même projection-vidéo de cette espèce de musée qui se décline alors comme reconstruction historique de l’humanité, où court un homme, seul, inlassablement, cycliquement, vainement, consciemment. «La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme». Faut-il avec Camus, «imaginer Sisyphe heureux»?
Nayla Rached