Avec son quatrième roman, Le dernier seigneur de Marsad, paru aux Editions du Seuil et sélectionné pour les prix Médicis et Femina, Charif Majdalani fait voyager le lecteur au fil de l’Histoire à travers la saga familiale des Khattar. Une fresque libanaise aux mille et un détails, merveilleusement humaine.
Lire Le dernier seigneur de Marsad ne laisse pas indemne. La lecture se poursuit et ne cesse de se poursuivre au-delà du dernier mot, au-delà du point final, au-delà du dernier chapitre qui tranche avec le reste du roman. C’est qu’elle ne cesse de soulever mille et un questionnements, mille et une envies d’interprétation, de lecture, de relecture, de s’attarder sur tel ou tel personnage, de les sonder tous, chacun dans ses caractéristiques, de comprendre le déroulement de l’histoire, la petite histoire, celle d’une famille toujours, qui bute sur la grande Histoire. Et l’Histoire qui continue malgré tout, avec toutes ses incertitudes, ses certitudes, ses changements, ses bouleversements, ses statu quo. Le dernier seigneur de Marsad, c’est en même temps l’histoire d’un quartier beyrouthin en proie à des changements définitifs, et une histoire de légendes et de construction de mythes, c’est en même temps l’histoire d’une famille et l’histoire d’un pays, celui d’hier, mais aussi et toujours, celui d’aujourd’hui.
Il y a quelques années encore, avant la guerre, l’ère des «abadayes», des notables, battait son plein dans le quartier où l’auteur a grandi, aux alentours de Mazraa, rebaptisée pour des besoins pratiques et fictifs en la ville imaginaire de Marsad. Et les histoires qu’entendait Charif Majdalani, jeune garçon alors, épousant le jugement de son père, le fascinaient tout en éprouvant une sorte de sentiment désagréable envers ces personnes-là, ces «abadayes», incultes, durs, froids, distants, des brutes, des voyous, mais qui, en même temps, sont entrés dans la légende par leurs faits et leurs gestes absurdes et fous. Alors le personnage principal, Chakib Khattar, un notable chrétien issu d’une lignée d’industriels du marbre, n’est certes pas «un personnage sympathique envers lequel on éprouve de l’empathie immédiate dans sa réalité, mais on peut en éprouver dans sa légende». Et se référant au message d’une lectrice, Charif Majdalani, dont on a comparé le roman au Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, cite: «A la différence du prince Salina, cultivé, esthète, votre personnage, me dit-elle, est une teigne; il est détestable et magnifique». Et il l’est. Jusqu’au bout, jusqu’à sa fin qui le rachète, «comme le dernier représentant de cette race d’hommes redoutés et honnis, celle des abadayes de Marsad et de Mazraa dont l’histoire, faite de folies et de panache, de théâtralité, d’obstination, de grandeurs et aussi de petitesses et de mesquineries, venait de s’achever, et avec elle l’histoire entière de ces quartiers − et, cette fois, l’émotion m’étreignit», ajoute le narrateur.
L’Histoire s’amplifie et continue
A l’instar de ses deux premiers romans, Histoire de la grande maison et Caravansérail, basés sur des témoignages et de son troisième, Nos si brèves années de gloire, retransmis au narrateur qui raconte à son tour au lecteur, l’histoire de la dynastie des Khattar est révélée au lecteur par le biais d’un narrateur, qui est un des personnages de l’histoire, même s’il n’a pas réellement un rôle principal. Il serait à l’image du coryphée dans les tragédies antiques qui se présente comme un tampon entre le spectateur et les personnages.
C’est après coup, peut-être, à la suite de l’entretien avec l’auteur que les choses s’éclaircissent, tout en gardant en même temps, voire en ravivant leur dose de mystère. Il faut s’imaginer face à une fresque peuplée de dizaines de personnages. Et Charif Majdalani a choisi d’y pénétrer à travers deux personnages, Simone Khattar, la fille du personnage principal, qui est enlevée en cette journée de mai 1964 par Hamid Chahine, le fils de son régisseur Abdallah qui tient les terres de Kfar Issa, dans la Békaa. C’est là que tout commence. C’est là que tout se termine. Ce rapt amoureux est le début de la fin qui lance le roman. Parce que Chakib Khattar, préoccupé par la transmission de son patrimoine, et devant l’incapacité et l’indifférence de ses héritiers légitimes, avait fait de Hamid son homme de confiance, son fils spirituel. Et voilà que sa dynastie est menacée, d’autant plus que la guerre entre en jeu, avec l’arrivée progressive des miliciens dans le quartier, tout d’abord retenue puis entièrement chaotique, poussant les habitants de ce quartier mixte à fuir définitivement. L’auteur qui a vécu les conséquences de la guerre dans les quartiers mixtes, se plaît à montrer «combien l’histoire du Liban est faite de strates de populations qui ont vécu les unes sur les autres, au même moment, à la place des autres, dans la marche inéluctable de l’Histoire».
En des phrases merveilleusement visuelles, épicées toujours de saveurs orientales, entre les senteurs de la terre et les travers de l’homme, l’auteur nous emmène dans un voyage au fil du XXe siècle, au travers du temps, de l’Histoire. Chakib, Hamid, Lamia, Abdallah, Simone, Michel, Elias… tous ces personnages se dévoilent au fil des mots, de chaque mot, de chaque image, de chaque sourire que le roman fait naître sur nos lèvres, de chaque surprise, étonnement, contraste qui étire nos traits. Et voilà le lecteur faisant face aux intentions de l’auteur, visibles dans chaque détail qu’il met en scène. Charif Majdalani se place dans l’imaginaire, le fonctionnement de l’imaginaire qui construit mythes et légendes; le mythe d’avant, de l’âge d’or de Beyrouth, d’un temps merveilleux mais révolu. «On dit toujours qu’avant c’était mieux, que les chefs d’avant la guerre étaient des hommes, alors qu’aujourd’hui ils n’en valent pas la peine. J’ai voulu jouer sur cette idée de l’imaginaire qui reconstruit les pères en leur donnant une aura par rapport aux fils qui sont toujours considérés comme moins puissants, moins forts. Or, tous se ressemblent».
Au fil des pages, au fil des romans, Charif Majdalani construit tout un monde. Un monde «cohérent» où les personnages et les faits s’interpénètrent facilement. Un monde littéraire qui a ses racines dans son propre vécu, dans le passé des gens qui l’entouraient, de sa grande famille, un monde qui existe mais qui est tissé d’une telle part de fiction qu’il s’apparente à une véritable comédie humaine. Un monde qui se présente à chaque fois comme un travail de mémoire. «Je pense que le roman dans des littératures émergentes, comme l’est la littérature libanaise, doit lire l’Histoire. Car l’histoire officielle, l’historiographie mythique dans laquelle s’est construite la nation libanaise ne raconte pas les choses douloureuses», estime Charif Majdalani.
Nayla Rached
Extraits
«Le quartier en avait connu d’autres, bagarres entre chefs de clan, fusillades, intrusions des habitants de Basta ou
meetings politiques houleux, mais rien ne marqua davantage les esprits que
l’enlèvement de la fille cadette de Chakib Khattar, au matin de cette journée de mai 1964. Pourtant, la fille du notable n’avait pas fui avec un musulman de Basta, ni avec un pauvre hère sans famille, venu d’ailleurs et qui l’aurait enjôlée, elle avait simplement
disparu en compagnie de Hamid, bras droit de Chakib à l’usine et fils de Abdallah, le régisseur des biens des Khattar. Lorsque le bruit s’en répandit, les scénarios se
multiplièrent, ainsi que les histoires sans queue ni tête, et pendant longtemps, les versions sur les faits se contredirent et se nourrirent les unes les autres pour finir par constituer une véritable légende».
«Dans le silence troublé par les pétillements du feu mourant, nous pensâmes à ce moment sans doute la même chose, Hamid et moi, à toutes ces terres qui passent sans fin et sans aucune loi des mains des uns aux mains des autres en cette région et sans doute en toute région du monde, depuis l’aube des temps, sous le ciel indifférent».