Magazine Le Mensuel

Nº 2916 du vendredi 27 septembre 2013

à la Une

Deux millions de syriens. Une poudrière pour le Liban

Depuis 2011, la guerre civile en Syrie a fait plus de 100 000 morts et le Liban reçoit un flot continu de réfugiés. Selon les prévisions gouvernementales, il y aurait plus de deux millions de réfugiés syriens dans le pays d’ici la fin de l’année. 
Un véritable désastre pour le Pays du Cèdre où près d’un 
habitant sur trois serait aujourd’hui syrien. Magazine enquête.

Dans les bureaux de la municipalité de Majdel Anjar, de nombreuses jeunes femmes bien habillées s’inscrivent au registre des réfugiés de la mairie, ouvert depuis le début du conflit en Syrie. «On voit de plus en plus de Syriens appartenant à la classe moyenne qui nous demandent conseil et s’inquiètent pour leurs conditions de vie, ainsi que de leur avenir au Liban», admet Sami Ajami, maire de Majdel Anjar. Sur la route menant au centre-ville, toutes les personnes que nous approchons pour demander des renseignements sont de nationalité syrienne. De même, non loin de Majdel Anjar, dans la municipalité de Bar Elias, le maire Saad Mayta assure sur le ton de l’ironie qu’il y a presque autant de résidants libanais que syriens dans son secteur.
 

Qui sont ces réfugiés?
«On s’attend à ce qu’un million de réfugiés soient enregistrés au Liban d’ici la fin de l’année 2013», explique Mads Almaas, directeur du Conseil norvégien pour les réfugiés. Ramzi Naaman, directeur du Programme national de la prévention et de la lutte contre la pauvreté nationale au Conseil des ministres, estime le nombre de Syriens résidant actuellement au Liban à plus de 1,4 million. Cependant, seuls 656 788 réfugiés seraient inscrits auprès du Haut-commissariat pour les réfugiés des Nations unies (HCR).
Cet énorme afflux se répercute négativement sur le Liban, petit pays doté d’une population de près de 4 millions. «La présence de réfugiés qui se concentre dans les régions les plus pauvres du pays est porteuse de nombreux risques», met en garde Naaman.  
Plus de 80% des réfugiés installés au Liban seraient de confession sunnite, selon Almaas. Le reste de la population comprendrait des alaouites, des chiites et des chrétiens. La plupart sont éparpillés au Nord, au Sud, et dans la région de la Békaa et du Hermel. Depuis le début du conflit, près de 30 000 Libanais vivant en Syrie auraient été également forcés de rentrer au Liban, privés de leurs moyens de subsistance traditionnels. Contrairement aux Syriens, ces Libanais ne bénéficient pas d’aide humanitaire, ni du statut de réfugiés. De leur côté, plus de 40 000 Palestiniens ont fui la Syrie, rejoignant leurs compatriotes dans des camps déjà bondés, dont ceux de Aïn el-Heloué et de Bourj Brajné. Un grand nombre d’ouvriers syriens travaillant au Liban ont également fait venir leurs familles. «On estime que près de 3 000 Syriens franchissent au quotidien les frontières libanaises», explique Naaman. Le HCR estime que près de 20 000 Syriens vivent dans des conditions insalubres.

 

Besoins financiers
Selon le site Internet du HCR, les besoins régionaux de l’organisation internationale se chiffreraient cette année à un montant de 1,216 milliard de dollars dont seuls 38% auraient été versés à ce jour. En 2013, le gouvernement libanais avait approuvé un plan de 370 millions de dollars pour les réfugiés, allouant 180 millions de dollars aux institutions de l’Etat et 190 millions aux organismes internationaux. Selon un conseiller du ministre des Affaires sociales, s’exprimant sous couvert d’anonymat, le Liban aurait besoin d’un montant de plus de 1,2 milliard de dollars pour subvenir aux besoins des réfugiés pour la seule année 2014. «Nous recevons très peu d’aides, notamment de la part des pays du Golfe pour des raisons purement politiques», assure le conseiller. Et cela, en raison du bras de fer opposant le Hezbollah aux pays du Golfe depuis le début de la guerre en Syrie. Cette semaine, le président américain Barack Obama a annoncé le déblocage de 340 millions de dollars dont 74 millions pour le Liban.
L’exode massif de réfugiés syriens au Liban s’est fait ressentir négativement dans les différentes régions libanaises, représenté en partie par une augmentation des dépenses publiques et par l’inflation conjuguée à une détérioration de l’infrastructure locale. «Nous faisons face à des problèmes pour ce qui est du ramassage des ordures, en raison du nombre croissant de familles syriennes dont près de 600 se sont installées dans la localité», explique Ramez Amhaz, président de la municipalité de Laboué dans le caza de Baalbek. Les dépenses des municipalités ont décuplé en raison des coûts affichés par l’entretien des voies routières, des réseaux électriques, d’assainissement d’eaux usées et d’eau potable. Pour ce qui est des dépenses de santé, le HCR, qui couvrait au début du conflit entre 75% et 85% des traitements médicaux des réfugiés, semble de moins en moins enclin à faire face à ses responsabilités en raison de réductions budgétaires. «Je n’ai pu soigner mon petit-fils qui est blessé à la jambe, aucune organisation ne s’étant intéressée à nous», assure Oum Ahmad, une réfugiée octogénaire résidant dans la Békaa. L’absence de fonds se fait également de plus en plus sentir au niveau du ministère des Affaires sociales où le traitement annuel de chaque réfugié est estimé à 500 dollars. Pour ce qui est de l’éducation, seuls 35 000 des 180 000 enfants en âge d’être scolarisés ont été inscrits dans les établissements publics, l’année passée, selon Naaman. En outre, on s’attend cette année à une augmentation à près de 400 000 du nombre d’enfants en âge d’être scolarisés.

 

Poudrière sociale
La présence des réfugiés syriens pose également une autre problématique économique importante, un grand nombre d’entre eux faisant une concurrence déloyale aux Libanais dans divers secteurs notamment ceux de la construction, l’agriculture, la plomberie ou la menuiserie. Bien qu’il n’existe pas de statistiques d’emploi et de chômage dans les zones frontalières, les estimations en 2009 variant de 8% à un maximum de 20%, ils auraient très certainement connu une progression notamment parmi la classe ouvrière. Selon Raghed Assi, directeur du Programme de développement des Nations unies, les Syriens se font de plus en plus entreprenants, se lançant dans de nombreux domaines tels la mécanique et l’entretien des voitures, en cassant les prix. «Cela provoque des tensions entre les deux communautés, certains habitants ayant fermé de force des magasins tenus par des Syriens», reconnaît Ajami. Le ministère de l’Intérieur aurait également donné son feu vert aux municipalités afin de fermer les échoppes dont les propriétaires, syriens, ne seraient pas en règle avec l’Etat, ou jouiraient du statut de réfugiés. L’inflation serait un autre fléau frappant principalement les zones frontalières. «Les résidants souffrent de la hausse des prix, n’ayant plus accès aux produits syriens bon marché, comme tel était le cas avant la guerre. Un kilo de viande qui valait 1 500 livres libanaises coûte aujourd’hui 14 000», affirme Mahmoud Khazaal, ancien président de la municipalité à Wadi Khaled.
Les inégalités entre les réfugiés syriens et la population locale se soldent fréquemment par une escalade des tensions confessionnelles ou ethniques. Ainsi à Ersal, la distribution d’aides humanitaires est parfois suivie d’affrontements entre réfugiés et population locale. Cette situation se répète également à Wadi Khaled, selon Khazaal. Le Programme alimentaire mondial (PAM) distribue actuellement des coupons d’aide de 27 dollars par personne et par mois, mais on estime que 32% des réfugiés sont désormais capables de se prendre en charge et ne bénéficieront donc plus d’aide, ce qui poussera, sans doute, ces derniers à des mesures désespérées et à plus d’insécurité, estiment certains maires. Un officier des services de renseignements, s’exprimant sous couvert d’anonymat, assure que le nombre de crimes auxquels auraient participé des Syriens aurait doublé cette année. De nombreuses municipalités dans la région du Metn et de Aley ont, par ailleurs, imposé un couvre-feu aux Syriens dans leurs régions. Les tensions sectaires sont montées d’un cran dans certaines localités comme Taalabaya, le Hermel et Ersal. «La plupart des incidents confessionnels résultent en fait des divisions politiques autour de la question syrienne», souligne l’officier des services de renseignements. En avril, une série d’enlèvements et de
contre-enlèvements avait secoué la ville de Ersal et de la Békaa avant de se terminer par la libération de prisonniers détenus par les deux parties. «Ces enlèvements qui ont été qualifiés de confessionnels par les médias puisent leurs racines dans les guerres de gangs entre les habitants (sunnites) de Ersal et ceux chiites du Hermel», raconte Amhaz. Par la suite, la région n’a pas pour autant été épargnée, un nouvel incident en juin s’étant terminé par un bain de sang. Des hommes armés ont en effet tué par balles deux membres du clan chiite des Jaafar, Ali Karamé et Mohammad Ali, un Turc, Ali Abdo Rachini et un homme du clan Amhaz, Hussein Charif, alors qu’ils roulaient à bord de leur voiture sur une route traversant le jurd de Ras Baalbeck dans la Békaa. De la même façon, à Wadi Khaled, les tensions entre alaouites et sunnites libanais ont été aggravées par une série d’enlèvements en 2012 lorsque des habitants de Wadi Khaled ont kidnappé un certain nombre d’alaouites syriens et de Libanais après qu’un habitant, Ahmad Suleiman, eut été enlevé par des forces loyales au régime Assad. En outre, de nouvelles lignes de fracture sont apparues entre la Syrie et le Liban avec l’enlèvement de neuf pèlerins chiites libanais par les rebelles syriens en mai 2012 et les bombardements des régions frontalières notamment celles du Hermel et de Wadi Khaled.
A l’ombre de la crise syrienne, le Liban paraît s’enfoncer dans un engrenage infernal que ses politiques, seuls à même de restaurer l’entente, ne semblent pas vouloir arrêter. 


Mona Alami

Scolariser 400 000 enfants
Malala Yousafzai, la jeune Pakistanaise défendant le droit à l’éducation, soutient à New York une initiative visant à scolariser quelque 400 000 enfants syriens réfugiés au Liban. Gordon Brown, envoyé spécial de l’Onu pour l’éducation globale, estime le coût d’une telle initiative à 175 millions de dollars par an. Ce plan, qui nécessitera de travailler avec le gouvernement libanais, pourrait 
commencer presque immédiatement, en 
utilisant les écoles qui existent déjà. Les écoles devraient être ouvertes «le double du temps, le matin, l’après-midi et peut-être le soir», a-t-il précisé.

Concurrence déloyale
L’intensification de la concurrence entre Libanais et Syriens symbolise la pomme de discorde entre les deux nationalités au Liban, les Syriens étant perçus comme une main-d’œuvre bon marché moins coûteuse que les Libanais. «De plus en plus de personnes 
préfèrent employer des Syriens, payés près de 6 dollars par jour au lieu des 20 dollars versés aux Libanais», explique Khazaal. A Wadi 
Khaled, les Syriens ont également monté leurs propres entreprises. Ainsi, en mars dernier, le nombre de bouchers de la région était passé de 4 à 40. Les Syriens voient toutefois les choses différemment. Souhaib, avocat syrien, s’occupe au Liban du nettoyage des voieries, tout en recevant la moitié du salaire moyen versé aux Libanais. De nombreux réfugiés interrogés par Magazine ont déclaré qu’ils se sentaient exploités et travaillaient dans des conditions humiliantes. Ils se plaignaient aussi de la maltraitance dont ils faisaient l’objet en raison de leur statut de réfugiés dans le secteur public que ce soit les écoles ou les hôpitaux.

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