Magazine Le Mensuel

Nº 2917 du vendredi 4 octobre 2013

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«L’Iran peut jouer un rôle stabilisateur»


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Ardavan Amir-Aslani, spécialiste Moyen-Orient. 
«L’Iran peut jouer un rôle stabilisateur»


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Les contacts de la semaine dernière entre les présidents américain et iranien marquent un tournant. Ardavan Amir-Aslani, spécialiste du Moyen-Orient, livre son analyse à Magazine.

Comment analysez-vous les rapprochements irano-américains de ces derniers jours (discours d’ouverture des présidents Obama et Rohani, rencontre entre John Kerry et Mohammad Javad Zarif et enfin coup de fil d’Obama à Rohani)?
Le bouleversement du paysage diplomatique entre l’Iran et les Etats-Unis, tel que vous le décrivez, fait suite à tout un travail préparatoire d’envergure mené par les Iraniens depuis l’élection au mois d’août dernier du nouveau président réformateur et modéré, Hassan Rohani. En effet, sans ce travail préparatoire, il aurait été inconcevable que le rapprochement que vous mentionnez ait pu exister. Rappelons à cet égard, que depuis son élection, Rohani s’est employé à se distinguer radicalement de son prédécesseur. Avant de prendre l’avion pour New York, il a libéré des prisonniers politiques, retiré le dossier du nucléaire des mains du très dogmatique Conseil national de sécurité afin de le confier à son ministre des Affaires étrangères, le très respecté, Javad Zarif, remplacé l’ambassadeur d’Iran à l’AIEA et congédié le responsable de l’Administration nucléaire désigné par le président sortant. Cette véritable diplomatie de charme était le préalable à toute tentative de rapprochement. Il fallait pour Rohani de mettre Obama en position de pouvoir renouer le dialogue. Voici chose faite.

En quelques jours, tout a semblé se précipiter, après 35 ans de rupture diplomatique. Pourquoi cet empressement, notamment américain, avec Obama qui a, semble-t-il, tout fait pour s’entretenir avec Rohani?
L’Amérique est aujourd’hui un spectateur impuissant face à ce Moyen-Orient en ébullition où il n’y a pas un jour qui passe sans son lot de carnage. L’Irak avec ses attentats au quotidien qui entraînent la mort des civils par douzaines, encore plus la guerre civile en Syrie, mais dont personne ne parle. Le Yémen qui vit sa propre guerre civile avec la perspective de la division du pays en trois parties dont une chiite. Le Bahreïn qui est dans une situation insurrectionnelle avec la majorité chiite qui vit mal le diktat de la minorité sunnite. L’affaire syrienne est l’exemple patent où il est donné à choisir entre un régime totalitaire meurtrier mais séculier et un Califat jihadiste sanguinaire. Trois ans après le début de cette guerre atroce, aucune solution ne semble à portée de main. Dans l’esprit américain, le retour de l’Iran dans le concert des nations peut aider à mettre un terme à cette tragédie syrienne. C’est absolument irréaliste de vouloir négocier une fin à cette guerre civile sans l’intervention de l’Iran, principal soutien d’Assad. Une entente avec l’Iran permettrait ainsi la participation de ce pays à un sommet à Genève, chose qui était exclue il y a peu de temps encore. C’est parce que l’Amérique considère qu’une sortie de crise globale ne saurait se réaliser sans le concours de l’Iran que le rapprochement se dessine sous nos yeux.

John Kerry estime possible un règlement plus rapide que prévu de la question du nucléaire iranien. Quelles contreparties pourraient demander les Etats-Unis en échange d’un accord sur le nucléaire?
Comme je l’ai dit, le retour de l’Iran peut être la clé de la crise syrienne, mais aussi du conflit israélo-palestinien, de l’engrenage de l’Irak, de la quasi-situation insurrectionnelle au Bahreïn, du conflit yéménite avec les Houthis etc.. Ainsi, l’Iran peut contraindre Assad à venir à la table des négociations à Genève. L’Iran peut aussi calmer les ardeurs de certains groupes palestiniens dans le conflit qui les oppose à Israël. Rappelons que dans son discours à l’Onu, Rohani n’a même pas fait mention du nom d’Israël. Ou encore apporter son concours à tant de conflits entre chiites et sunnites partout dans le monde musulman. L’Iran peut jouer un rôle de stabilisateur dans tout le Moyen-Orient, comme ce fut le cas sous le régime impérial où la simple menace d’une intervention de l’armée impériale contraignait Saddam Hussein au calme à l’intérieur de ses frontières et réduisait les mouvements islamistes révolutionnaires au silence, comme dans le sultanat d’Oman.

La récente déconfiture américaine sur le dossier syrien et les atermoiements d’Obama quant à des frappes militaires ont-ils fait bouger les lignes, côté iranien? Ont-ils senti là une faiblesse américaine?
Je ne le pense pas. Les Iraniens savent très bien qu’il n’y a pas commune mesure dans l’esprit américain entre l’affaire des armes chimiques syriennes et celle du nucléaire iranien. Toutes les lignes rouges ne se valent pas. A mon avis, il serait une erreur de considérer que les Iraniens ont interprété la frilosité des Américains en ce qui concerne les éventuelles frappes contre Damas comme un feu vert pour le rapprochement. Les Iraniens ont eux-mêmes leurs propres raisons de vouloir se rapprocher des Américains. Les effets dévastateurs des sanctions internationales sur leur économie, leur encerclement géopolitique par l’irruption du jihadisme salafiste, leur dépendance accrue à la Chine etc. Les arguments poussant l’Iran vers les Etats-Unis ne manquent pas.

Le fait que l’opposition syrienne soit de plus en plus gangrenée par les jihadistes et al-Qaïda sur le terrain, a-t-il influencé l’Administration américaine pour hâter la reprise des relations avec l’Iran? Puisqu’en fin de compte, les Etats-Unis et l’Iran sont confrontés au même ennemi…
Vous ne croyez pas si bien dire. Les Américains ont compris que ceux qui ont fait exploser leur consulat en Afghanistan mi-septembre, tué leur ambassadeur à Benghazi, protégé Ben Laden pendant dix ans au Pakistan, voire même les protagonistes des attentats du 11 septembre, n’étaient pas des chiites… Suivant l’adage qui veut que l’ennemi de mon ennemi soit mon ami, leur communauté d’intérêt peut servir effectivement de catalyseur pour un rapprochement. Par ailleurs, aussi surprenant que ça soit, l’Iran est devenu le protecteur des minorités au Moyen-Orient. Etant eux-mêmes minoritaires au sein de l’Islam, 100 millions de chiites pour 1,7 milliard de sunnites, ils sont en train de se transformer en protecteurs des minorités dans le Levant.

Israël s’est moqué de la volonté d’ouverture du président Rohani et le taxe d’hypocrisie. L’Etat hébreu et Netanyahu pourraient-ils torpiller le dégel irano-américain? Y ont-ils intérêt? Qu’en est-il des pays du Golfe, farouchement hostiles à l’Iran?
Incontestablement, Netanyahu tentera bien de presser contre ce rapprochement notamment en insistant sur le zéro enrichissement, mais il risque de tomber sur des oreilles sourdes tant à Washington que dans les principales capitales européennes. D’ailleurs, ce dernier s’est fait même remonter les bretelles par des membres de son propre cabinet pour avoir ordonné à la délégation israélienne de quitter la salle lors de la prise de parole du président iranien, et ce alors même que les Etats-Unis avaient dépêché leurs diplomates pour assister à cette volte-face de la politique iranienne. Les Israéliens se sont ainsi retrouvés seuls à quitter la salle traduisant symboliquement leur position singulière. Même le président Shimon Peres vient de critiquer Netanyahu en qualifiant d’excessive sa réaction à propos de l’échange entre Obama et Rohani. Les Israéliens ont été pris de court. Ils n’anticipaient pas un rapprochement aussi rapide. Bien entendu, ils vont tenter de mobiliser leurs amis au sein du Congrès. Le résultat risque d’être mitigé. A titre d’exemple, la mobilisation de l’Aipac n’a pu renverser la vapeur au Congrès sur la question des frappes israéliennes. Une trop grande agressivité de leur part risquerait même d’attirer l’attention de la communauté internationale sur le fait qu’Israël, contrairement à l’Iran, n’est signataire ni du Traité de non-prolifération ni de la Convention sur les armes chimiques.
En ce qui concerne les pays arabes du Golfe persique, ils vont certainement continuer à déployer leur politique du portefeuille afin d’empêcher le retour de l’Iran à sa place légitime dans le concert des nations. Malheureusement pour eux, la lame de fond qui rapproche l’Iran des Américains est beaucoup trop importante pour qu’ils puissent l’arrêter.

A son retour à Téhéran, Rohani a été acclamé mais aussi critiqué, notamment par le chef des Gardiens de la Révolution qui a estimé qu’il aurait dû refuser le contact téléphonique avec Obama. Sachant que Jafari a été nommé par le guide Khamenei, cela signifie-t-il que l’action de Rohani est allée au-delà de ce qu’avait autorisé le guide?
Ce n’est pas le chef des Gardiens de la Révolution qui a estimé que Rohani aurait dû refuser le contact téléphonique avec Obama, mais le rédacteur en chef du journal ultraconservateur Kayhan, un certain Shariatmadari. En effet, les Gardiens de la Révolution avaient été rappelés à l’ordre par le guide suprême peu avant. Ça ne fait aucun doute que Rohani jouit du soutien sans faille du guide dans sa diplomatie envers les Américains. Le coup de fil d’Obama aurait été inconcevable autrement. Les Américains le savent d’ailleurs très bien. C’est pour ça qu’ils ont accordé autant de crédit à l’initiative du président iranien. Les médias iraniens, contrôlés par le guide, ont même qualifié de succès son voyage à New York.

Si le dégel se concrétise, quelles conséquences cela pourrait-il avoir sur le régime iranien, sa structure et la société?
Le rapprochement aura deux conséquences majeures. D’abord, la libéralisation croissante de la société civile. Les Iraniens sont un peuple éduqué qui aspire à retrouver sa liberté sociale et sa place parmi les nations. Les libertés publiques seront améliorées. Ensuite, une fois l’ouverture engagée, les institutions répressives du pouvoir vont se diluer graduellement. L’Iran est immanquablement sur le chemin qui le mènera vers une démocratie séculière. Tout n’est qu’une question de temps.

Propos recueillis par Jenny Saleh

Qui est-il?
Ardavan Amir-Aslani est avocat au barreau de Paris et essayiste. Spécialiste du Moyen-Orient, il a écrit plusieurs ouvrages traitant de géopolitique, comme Iran, le retour de la Perse, paru en février 2009 aux éditions Picollec, La Guerre des Dieux et Iran Israël, Juifs et Perses, tous deux parus chez Nouveau Monde éditions ou encore Iran-Etats-Unis, les amis de demain ou l’après-Ahmadinejad, paru en mai 2013 chez PGDR Editions. Il tient également un blog: http://amir-aslani.com

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