A Brooklyn, mosaïque et melting-pot d’émigrés; à Manhattan, la ville qui ne dort jamais, les Juifs originaires du Liban ou les Libanais juifs ont su gagner une importante place au cœur de l’Etat de New York. Dans quelles conditions vivent-ils aujourd’hui? Certains restent-ils liés à leur culture d’origine? Comment vivent-ils leur attachement identitaire? Nous avons mené l’enquête auprès de certains membres de cette communauté.
Raymond Sasson aime beaucoup entendre parler du Liban. Sa voix tremblote, ses yeux brillent, un sourire se dessine sur ses lèvres.
Lorsqu’on évoque le pays qu’il a quitté très jeune, il est plein d’enthousiasme. «Depuis 2008, je m’y suis rendu trois fois. C’est quand même beaucoup pour quelqu’un qui n’y est pas allé durant plus de trente-cinq ans». Aujourd’hui, installé à Brooklyn avec sa famille, ses proches, ses amis, rien n’aurait prédisposé Raymond Sasson à être autant attaché à son pays d’origine. Cette remarque le gêne, le trouble presque. «Comment peut-on oublier sa mère biologique?» «Il est vrai, explique-t-il, que j’ai une mère adoptive: les Etats-Unis. Je suis américain. Mais j’ai une maman qui m’a mis au monde et que je n’oublie pas». En grandissant à New York, Raymond a toujours perçu le Liban comme un pays magique. Ses parents ont, sans doute, joué un rôle dans cette cristallisation. «Ma mère, à 47 ans, s’est toujours sentie libanaise. Elle cuisinait libanais, nous parlait en arabe. Elle a pu néanmoins s’adapter au rythme américain. Ce n’est pas le cas de mon père. Lui s’est senti mal ici. Il était ancien directeur de l’Alliance, il lui était difficile d’oublier sa vie là-bas, sa langue, son travail, son prestige». Raymond Sasson raconte qu’en voyant à quel point son père demeurait oriental, il a compris combien il était important de respecter ses origines. Non seulement les honorer, mais aussi garder des liens étroits avec «cette mère biologique». Installé à New York, il communique avec ses amis du Liban. Ils sont musulmans, chrétiens, juifs. Beaucoup sont déjà venus lui rendre visite.
Fiers de leurs racines
Il a fait leur connaissance grâce à ses nombreuses visites au pays. Mais comment ses proches et ses amis d’ici ont-ils perçu ces visites? «Beaucoup de Juifs du Liban aimeraient faire comme moi. Mais ils hésitent encore». «Certains ont peur. Moi, j’aimerais tant y aller. Ça sera comme si je bouclais la boucle», note Léa Srour. En attendant, elle écoute la musique de Waël Kfoury, Assi Hallani, Farès Karam. C’est dans ces rythmes qu’elle aime se réfugier. Plus tard, elle regardera sans doute ces émissions qui lui rappellent aussi le pays, son Liban à elle. Pourtant, Léa Srour vit aussi à Brooklyn, New York.
Cela fait maintenant trente-huit ans qu’elle a quitté Beyrouth. C’était en 1976. De cette dernière année, elle n’a gardé que de mauvais souvenirs. Les horreurs de la guerre, l’instabilité à tous les points de vue, la peur. Mais cela n’effacera pas les onze ans de sa jeunesse passés au bercail. Qu’a-t-elle gardé de ce pays qu’elle continue à aduler autant? «Tout. Et surtout les valeurs. Aucune société n’a su autant établir un équilibre. Une véritable balance entre le modernisme et l’attachement au passé. Un respect des deux cultures orientale et occidentale». En nous relatant son histoire, Léa ne tarit pas d’éloges à l’égard de son pays d’origine. N’y-a-t-il pas une sublimation de la réalité libanaise? «Pas vraiment. Je suis consciente de tous les problèmes qu’affronte la société». Mais rien ne l’empêche de continuer à y être attachée. Toute jeune déjà, Léa Srour a su développer une sorte de relation fusionnelle avec le Liban. Près d’elle et de Raymond, beaucoup, cependant, l’ont laissé tomber. Les complications de la politique au Moyen-Orient. Et puis être présenté en Arabe juif avec les difficultés qu’on peut affronter parfois. Certains se sont fondus dans la société américaine. D’autres ont même rejeté leurs origines. Ça leur rappelait trop de souvenirs et de blessures. C’est surtout le cas de ceux qui ont quitté le pays après la guerre de 1975. Ceux-là ont vu leurs quartiers endommagés, leurs maisons volées, leurs entreprises saccagées. Léa cite ainsi une famille dont le père a refusé de quitter le pays. Quelques années plus tard, il est assassiné. «Ses enfants ne s’en sont jamais remis. Alors, il ne faut pas leur parler deux fois du Liban. Je ne les juge pas et je les comprends. Mais moi je continue à le faire», dit Léa. Continuer à cuisiner libanais à la maison, à parler l’arabe avec ses enfants et à vivre au double rythme américain et libanais. Le mari de Léa, lui aussi, est attaché à sa culture d’origine. «Il est si fier d’être libanais» dit-elle. Tous deux ont tenu à inculquer à leurs enfants leurs valeurs orientales. A Brooklyn, dans les quartiers de Gravesend et de Midwood, des Libanais, des Syriens et d’autres immigrés orientaux vivent ensemble (voir leur nombre dans l’encadré).
Loin de la politique
Beaucoup de familles juives, arrivées du Liban sont, d’ailleurs, à la base, originaires d’Alep ou de Damas. Ici, ils se sont retrouvés entre parents, amis, voisins et vivent entre eux. Des synagogues les rassemblent également telle que la fameuse Sephardic Lebanese Congregation ou Har Lebanon Synagogue. Ce qui leur permet de maintenir ces valeurs familiales.
Les Juifs du Liban restent groupés, soudés. Beaucoup de mariages intercommunautaires se font ici, et une multitude d’événements les rassemblent. Se mêlent-ils à des Libanais de religions différentes par exemple dans les occasions officielles? «Malheureusement, non» déplore Raymond Sasson qui explique qu’ils n’y sont jamais invités. Par ailleurs, certains ont des relations fortes avec d’autres Arabes mais pas en tant que Libanais, des Juifs occupent à Brooklyn une place privilégiée presque à part. Sur le plan des métiers, ils ont réussi dans tous les domaines. Ce sont des hommes d’affaires, des médecins, des chirurgiens renommés. Les jeunes, pour leur part, réussissent dans les meilleures écoles, les collèges et les universités américaines. Il y a pourtant un métier qu’ils ont fui comme la peste. Un domaine néanmoins que les migrants libanais d’autres religions adorent. Vous l’avez deviné: c’est la politique. Mais pourquoi l’évitent-ils autant? «L’explication est simple. C’est la politique qui les a obligés à émigrer. Ils ne veulent pas se compliquer l’existence», notent Léa Srour et Raymond Sasson. Rappelons pourtant que dans d’autres Etats américains, des migrants libanais musulmans et chrétiens occupent des fonctions de juges, maires, députés, ministres.
A New York donc, il est presque impossible de croiser des politiciens juifs originaires du Liban. Et à Brooklyn, la devise semble simple: oublions la politique, occupons-nous du travail.
Pauline Mouhanna, (Etats-Unis)
Les Safra ou les Rothschild d’Orient
A New York, il est presque impossible de rater cette banque: Safra National Bank. Comme on peut bien s’en douter, cette famille est originaire du Moyen-Orient. Les Safra sont en quelque sorte les Rothschild d’Orient. Membres d’une famille juive, connus pour leur tradition et leur attachement au financement de l’or. Ce qui leur a valu, le nom arabe de la couleur du métal précieux: Safra. Au milieu du XIXe siècle, Safra Frères et Cie est fondée à Alep. Des succursales sont ensuite ouvertes à Istanbul, à Alexandrie et à Beyrouth. Au XXe siècle, c’est dans cette dernière capitale que s’installe le siège de la banque Safra. Après la Seconde Guerre mondiale, ses activités sont étendues à l’Europe et plus tard à l’Amérique latine et aux Etats-Unis. Des Safra, on se
rappelle sans doute d’Edmond, né dans la capitale libanaise en 1932, qui a quitté le pays à l’âge de 16 ans. Après avoir fondé des succursales, à New York, en Europe et en Amérique latine, il décède en 1999 dans un incendie criminel à son domicile à Monaco. Philanthrope, il a eu d’importantes
contributions dans plusieurs domaines.
Juifs syriens
A New York qui regroupe le plus grand nombre de Juifs au monde (2 millions de personnes), 38 000 Juifs syriens résident. Ce nombre inclut ceux qui sont originaires d’Egypte. 5 000 à 6 000 sont pour leur
part du Liban.