Magazine Le Mensuel

Nº 2922 du vendredi 8 novembre 2013

Livre

Le Quatrième mur. Quand Sorj Chalandon affronte nos démons

Liban, 1982. Un ancien théâtre sur la ligne de démarcation. Georges, «petit théâtreux de patronage» français, est décidé à tenir la promesse faite à son ami moribond, Samuel, le Juif grec, défenseur de la cause palestinienne: monter l’Antigone d’Anouilh avec des protagonistes des différents camps au Liban. Sorj Chalandon est venu à Beyrouth expliquer pourquoi il a écrit Le Quatrième mur.
 

Le lecteur libanais le savait. Le Quatrième mur de Sorj Chalandon ne serait pas facile à lire. Tellement loin de là. Une lecture qui remue les tripes et une entrevue tout aussi poignante, insupportable, où s’emmêlent larmes et blessures, les siennes, les nôtres, l’humain et l’inhumain en chacun de nous.
Sorj Chalandon a plongé dans notre guerre au moment où nous nous nous refusons encore à le faire. De quel droit pourraient dire certains? Pourquoi? Pourquoi avoir tué le phalangiste? Pourquoi le druze est-il homosexuel? Pourquoi Georges meurt-il avec une kippa et une clé de Palestine? Et le Liban, il est où dans tout ça?… Toutes ces questions, Sorj Chalandon y a fait face dès le soir de l’inauguration du Salon du livre. On l’accostait, on venait à lui, on l’interrogeait. «Ce qui est bouleversant, c’est que je ne parle pas tellement de mon roman, j’écoute les gens qui me parlent d’eux, de leurs histoires. Comme si ce livre avait ouvert une boîte. Pour certains, c’est l’envie de parler à leurs enfants de ce qu’ils ont fait, de ce qu’ils ont vécu». C’est qu’il a ranimé nos fantômes. Qui sont tout autant ses fantômes, ceux qui ne cessent de surgir et de le hanter aujourd’hui encore dès qu’il vient au Liban, ce pays où il souhaiterait revenir un jour avec ses filles pour, peut-être, pouvoir sourire.
La lecture du Quatrième mur vous tient en haleine de bout en bout! En France, c’est ce qu’on dit. Peut-être qu’on aurait pu le dire aussi facilement ici, si notre pays, notre guerre, n’était pas le cœur même du récit. Pourtant, Sorj Chalandon n’a pas voulu écrire un livre sur la guerre du Liban. Mais sur toutes les guerres. En tant que reporter, il a été en Somalie, au Tchad, en Irak, en Afghanistan, mais il a été le plus marqué par la guerre libanaise, parce que c’est un même peuple qui s’entredéchirait. «J’ai vu plus d’enfants morts ici qu’ailleurs. Cette violence, ces massacres, cette haine entre frère et sœur… Je les ai gardés en moi des années durant. Et maintenant encore, le soir, avant de me coucher, je pose ma main sur le corps de mes petites filles pour savoir si elles sont toujours vivantes. Je suis hanté par ces morts-là».

 

«Voler deux heures à la guerre»
Il lui a fallu trente ans pour pouvoir écrire ce roman, parce qu’il n’était pas prêt, qu’il n’avait pas les mots. «A plusieurs reprises, je me suis isolé. Je ne pouvais pas entrer à Sabra et Chatila ou mettre en scène la cérémonie d’adieu de Georges à sa famille, alors qu’il y avait de la vie autour de moi. Il me fallait le silence, la nuit, la solitude, pour pleurer, me taper la tête contre les murs, ne pas manger, ne pas dormir. Il fallait que je retourne en guerre pour écrire».
Georges, c’est Sorj, c’est l’histoire d’un homme qui décide de ne plus rentrer chez lui, car plus rien ne l’intéresse. Ce qu’il veut, c’est être dans ce lieu où chaque minute est vivante, mortelle. «Et j’ai choisi le Liban pour le théâtre de cette histoire car c’est dans ce lieu où j’ai le plus souffert. C’est ici que j’ai ressenti le plus l’absurdité, effrayé par la vitesse à laquelle une victime peut devenir un bourreau». Sorj Chalandon a écrit ce roman pour raconter jusqu’où il aurait pu aller dans la folie. En tant que Français, ayant le choix de rentrer chez lui quand il le voulait. Mais à un moment donné il ne l’a plus voulu, il ne pouvait plus le faire sans qu’il ne se sente un traître par rapport à ceux qui n’avaient que le choix d’y rester, parce que la paix ne l’intéressait plus.
Mais il y a une autre raison aussi, plus difficile à expliquer, plus dure à avouer. «Je me suis retrouvé happé par la guerre, mais des fois je m’y sentais bien en tant qu’homme, je me sentais presque apaisé… Georges c’est ma part d’ombre, de naïveté, de colère, de folie, qui trouve que la guerre peut être jolie. Il fallait que je tue Georges pour que moi je puisse vivre. Il fallait que je le sacrifie non sur l’autel du Liban, mais sur celui de la guerre. Georges c’est Antigone et quand je le vois qui parle, qui meurt, c’est étrange mais je n’arrive pas à faire la part de l’intelligence et de la lâcheté d’être rentré en paix».
Pourtant, quand l’auteur a décidé de mettre en scène Georges dans ce Liban de 1982, il voulait qu’ils arrivent à monter Antigone. Jusqu’au bout, il s’est dit peut-être qu’ils vont réussir, de n’importe quelle manière. Mais la guerre s’est interposée. «On ne joue plus, c’est fini. Arrêtez tout. Comme si elle me disait tu ne décides de rien. C’est moi qui décide».
Si Georges n’a pas pu réintégrer la normalité de son monde parisien, Sorj, lui, l’a fait, en mentant, comme tout le monde, dit-il. Les destins de l’auteur et de son alter ego divergent en un moment crucial, un moment vécu par l’auteur lui-même. Quand sa petite fille pleure dans un square parisien parce qu’elle a fait tomber sa boule de glace. «Je me suis retrouvé à genoux devant elle à hurler et j’ai vu dans ses yeux la même peur que les enfants avaient ici quand les bombes tombaient. Je me suis dit tu n’es plus son père, tu es la guerre. J’étais fou. Non seulement j’avais laissé des morceaux de moi partout ici, mais j’étais rentré avec cette saloperie de guerre. J’avais rejoint le camp de la barbarie. J’ai su alors qu’il fallait que je rentre, que j’arrête. La paix, c’est sécher les larmes de son enfant, et ne pas lui expliquer qu’elle n’a pas le droit de pleurer pour une glace parce que d’autres enfants ont la gorge tranchée à cinq heures d’avion de Paris. Etre en paix, c’est accepter le fait que la guerre est un moment exceptionnel entre deux moments de paix, et non le contraire».

«Il a traversé le 4e mur»
Des phrases courtes, très courtes, qui giclent comme des balles. Un style d’écriture qui s’est imposé, lapidaire, criblé, hachuré de points qui sont autant de lieux où l’auteur se met à l’abri pour repartir dans une autre phrase. «J’avais besoin que chaque phrase soit sous la mitraille». Et elle l’est, pour nous aussi, qui nous nous rappelons le claquement des balles, le sifflement des obus, pour les jeunes générations qui, même si elles ne l’ont pas vécu, ne cessent de le vivre dans cet inconscient collectif qui nous triture.
A-t-il pensé aux Libanais en écrivant ce roman qui s’incruste dans notre mémoire, notre histoire? «Je ne pouvais pas y penser. Si je l’avais fait, je ne l’aurai peut-être pas écrit. C’est sacré la mémoire. Tout ce que je propose dans ce livre c’est ma mémoire de ces instants, qui peut-être peut entrer en résonnance avec d’autres. Je l’ai écrit seul en pensant à Antigone et à Georges. Je ne suis pas Libanais, sinon j’aurai été dans la guerre. Il n’y aucun jugement dans le livre. Ce livre, c’est mon droit à pleurer. Pleurer non sur moi, mais sur ce que nous sommes, ce que nous pouvons faire». Et en parler, en parler entre nous, peut-être. Qu’on le veuille ou non, la guerre est ancrée en nous, et elle le restera tant qu’aucun vrai travail de mémoire n’a été entamé. Tant qu’on attendra que d’autres le fassent à notre place. En espérant que cela nous incitera à en parler. «Ce serait bien. Il n’y a pas de monument aux morts, pas de traces de guerre. Il faut que vous écriviez, vous allez le faire. C’est maintenant, car le pays gronde toujours. Il faut discuter, éduquer les enfants, leur raconter, y compris le mal qui a été fait. C’est votre socle. Apprendre d’hier ce n’est pas recommencer. Avant de tourner l’histoire de la guerre, il faut l’écrire, il faut la lire. On ne tourne pas une page blanche. Ça sert à quoi? La guerre de 39-45, il y a des résistants, des collaborateurs qui ont écrit. Au Liban, chacun écrira sa version. Vous serez la somme de tout cela. Ce livre n’est rien. Il est écrit pas un Français. Vous, vous l’avez dans vos ventres, je crois». Et ce moment chargé d’émotion, tellement d’émotion, que Sorj Chaladon, séchant ses larmes, cherche à s’assurer si son interlocuteur va bien. 


Nayla Rached

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