Magazine Le Mensuel

Nº 2922 du vendredi 8 novembre 2013

Semaine politique

Tripoli abandonnée à son sort. Dangereuse dérive sectaire

Depuis quelques jours, le chef-lieu du Nord est le théâtre d’une série d’attaques ciblées contre les habitants de Jabal Mohsen. Ils payent par le sang la mise en cause du Pad (Parti arabe démocratique) dans les attentats de Tripoli, dans une atmosphère de radicalisation affolante du discours vengeur des dignitaires sunnites de la ville.
 

Une enclave autonome abandonnée aux turpitudes sanglantes de la guerre en Syrie, voilà ce qu’est devenue Tripoli. Dans la ville, l’Etat a un visage, celui de l’impuissance. La présence des militaires et de la police libanaise ne trompe pas. Le président Michel Sleiman et ses bras armés, le ministre de l’Intérieur, Marwan Charbel, et le commandant en chef de l’armée, le général Jean Kahwagi, n’y ont plus aucun pouvoir. Tout juste servent-ils d’interlocuteurs, tant ils sont tétanisés par la crainte de dérapages. L’un peste, ils acquiescent. L’autre tonne, ils écoutent. Ils sont victimes de ceux qui leur ont enlevé le pouvoir de décision; à savoir les dignitaires de la ville qui ont détourné la machine de l’Etat, dont ils sont ou ont été des rouages essentiels, à leur propre compte. Ils ont bâti à Tripoli une entité politique et sécuritaire parallèle. Les caïds de quartier font la police, les religieux de la politique, et la justice y est rendue au nom de la loi du plus fort. La plus faible, la communauté alaouite, est prévenue.
 

La traque du gibier
Aïn el-Remmané-Maloulleh. Trente-huit ans après l’attentat du bus qui a déclenché le début de la guerre civile, c’est un autre van qui est ciblé. Cette fois, les passagers sont des travailleurs libanais habitant Jabal Mohsen. Ce samedi 2 novembre, en fin d’après-midi, ils reviennent de Beyrouth. Pour atteindre le quartier, le bus doit passer par Bab el-Tebbané, plus précisément par l’autoroute de Maloulleh où se trouve un arrêt de bus où le van s’arrête tous les jours. Quelques secondes après avoir dépassé le barrage de l’armée au rond-point d’Abou Ali, un scooter se met à hauteur du bus, côté conducteur. Le pilote et son passager sont cagoulés. Ils pointent alors leurs armes de guerre sur le chauffeur et le somment de s’arrêter. Il s’exécute et se range sur le bas-côté. Quelques minutes plus tard, ils sont rejoints par d’autres types, eux aussi armés jusqu’aux dents. Ils tirent en l’air, le bus est pris au piège.
L’escouade, désormais au complet, procède au contrôle d’identité. Six des quatorze passagers sont priés de patienter. Ils sont tous alaouites. Les six malheureux sont conduits dans une ruelle sombre, à l’abri des regards. Les assaillants les alignent contre un mur, comme s’ils allaient être exécutés. Consciencieusement, ils seront frappés, lynchés, à coups de pied, de poings, de crachats. Ils s’acharnent comme des bêtes sauvages sur leurs proies. Sur ceux qui crient à l’aide, on leur tire une balle dans le pied ou la jambe. Ceux qui ne frappent pas filment la scène, histoire d’immortaliser le moment. Après ces quelques minutes de plaisir bestial, les chasseurs l’ont célébré gorges déployées et comme s’il ne s’était rien passé, les jeunes agresseurs ont quitté les lieux. Les blessés encore en vie seront transportés à l’hôpital Notre-Dame de Zgharta.
Il ne s’agit pas là d’un acte isolé. Depuis plusieurs jours, les attaques contre les alaouites se sont dangereusement multipliées. A Tripoli, on compte une vingtaine de membres de la communauté victimes d’actes similaires. Des barrages filtrants du type Maloulleh ont poussé comme des champignons aux portes d’entrée de Bab el-Tebbané. Des contrôles d’identité, des brimades, le tout à quelques mètres souvent d’un poste de l’armée régulière. Six autres alaouites avaient été blessés au cours de la semaine dans des attaques aux alentours de Tebbané. Des attaques qui ont rapidement franchi les frontières de la zone. Ici, trois alaouites blessés au couteau sur la place du Tall, dans le centre de la ville. Là, un autre homme, employé à la municipalité, lui aussi attaqué à l’arme blanche. A Qobbé, c’est un militaire en civil qui est visé. A Zgharta, ce sont deux personnes qui sont agressées. Il ne fait pas bon être alaouite dans le Nord par les temps qui courent. A Mohsen, la psychose s’est installée.
Les politiques ont unanimement condamné ces agressions. Pour le chef du Bloc parlementaire du Courant du futur, l’ancien Premier ministre Fouad Siniora: «L’agression contre des ouvriers de Jabal Mohsen constitue un crime caractérisé que nul ne saurait tolérer», ajoutant: «Ceux qui s’en prennent à eux du simple fait qu’ils habitent Mohsen sont des criminels suspects qui doivent être condamnés». Le mufti (sunnite) de Tripoli et du Liban-Nord, le cheikh Malek el-Chaar, a lui aussi stigmatisé l’agression contre le bus, mettant en garde à ce propos contre «les tentatives suspectes de détourner l’attention du grand crime perpétré contre Tripoli et de l’attentat qui a visé les deux mosquées, de manière à occulter les véritables criminels, lesquels doivent être sévèrement sanctionnés».

 

Démanteler le «groupuscule Eid»
Un lien entre les deux affaires qu’établissent également les députés, Samir el-Jisr, le alaouite Badr Wannous et Khoder Habib, l’ancien député Moustafa Allouche, l’ancien directeur général des Forces de sécurité intérieure, le général Achraf Rifi, le conseiller politique du leader du Courant du futur, Saad Hariri pour les affaires du Liban-Nord, Abdel-Ghani Kabbara, ainsi que le colonel à la retraite Amid Hammoud, réunis au domicile de Mohammad Kabbara, qui demandent clairement au gouvernement dirigé par Najib Mikati la dissolution du Pad. Une éventualité que n’écarte pas le Premier ministre sortant.
Depuis l’identification, il y a trois semaines, par les services de renseignement des FSI des sept membres du groupuscule qui auraient fomenté les attentats contre les mosquées Salam et Taqwa, et des liens qu’ils entretenaient avec le parti, le Pad est dans la ligne de mire et notamment son leader Ali Eid, contre lequel, lundi, le commissaire du gouvernement auprès du tribunal militaire, le juge Sakr Sakr, a engagé des poursuites et émis un mandat de recherche, après que ce dernier eut refusé de se soumettre à la convocation des FSI. Lors de son interrogatoire, Ahmad Mohammad Ali, le chauffeur de son fils et secrétaire général du parti Rifaat, aurait reconnu avoir aidé Ahmad Merhi, un des sept membres du groupuscule dirigé par Hayan Ramadan, à fuir en Syrie, à la demande de Ali Eid. Les deux hommes risquent deux ans de prison
Deux autres personnes ont été poursuivies cette semaine en marge de l’enquête. La ressortissante syrienne Soukaïna Ismaïl est «impliquée dans des actes terroristes et accusée d’avoir accompagné des individus qui ont conduit les deux voitures piégées de Syrie au Liban». Le Libanais Chehadé Chdoud l’est également pour avoir aidé Soukaïna à fuir en Syrie. Mardi, les services de sécurité se sont rendus au domicile du leader du parti dans le village de Hekr Dahri, situé à trois kilomètres à l’est de Arida, adossé à la frontière syrienne. La maison était vide. Selon des témoins sur place, quelques heures plus tard, des éléments de l’armée syrienne montaient un poste permanent, à 25 mètres du domicile de Eid, équipé de projecteurs pointant sur la résidence et ses environs, ainsi que d’autres points d’observation dans la zone.

Julien Abi Ramia

Confrontation programmée?
L’affrontement se poursuivra-t-il dans la rue? Mardi, Rifaat Eid a indiqué que son parti s’apprêtait à «organiser une marche 
pacifique de Jabal Mohsen à la place el-Nour à Tripoli» pour protester contre les récentes attaques perpétrées contre la communauté alaouite dans la ville. Prévue pour vendredi, l’organisation de cette marche dépend de l’autorisation que doit lui délivrer le mohafez du Nord, Nassif Kalouche, qui exerce sous la tutelle du ministre de l’Intérieur Marwan Charbel. «L’Etat est appelé à protéger cette marche, et au pire des cas, nous devons nous attendre à un nouveau Karbala», en référence à la bataille coranique qui a marqué la rupture entre sunnites et chiites.
En réponse, les notables de Bab el-Tebbané se sont réunis à la mosquée de Harba d’où ils ont appelé à une grande manifestation 
dimanche à la Foire Rachid Karamé pour exiger le démantèlement du Pad…

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