Le géographe français et directeur du Gremmo*, Fabrice Balanche, revient tout juste de Syrie, un pays qu’il connaît bien pour y avoir résidé pendant six ans. Il livre à Magazine ses impressions et son analyse de la crise syrienne. Rencontre.
Vous venez de passer une semaine en Syrie, entre Damas et Lattaquié. Quelles sont vos premières impressions?
Dans la zone gouvernementale, puisque c’est là que je me suis rendu uniquement, j’ai constaté que la préoccupation première de la population reste le quotidien et le niveau de vie. Si le pain est toujours subventionné par l’Etat, les gens se bousculent chaque jour pour en avoir, c’est épouvantable. De manière plus générale, les Syriens sont fatigués. Ils ont vraiment envie que tout ça s’arrête et de retrouver la sécurité. Les fonctionnaires par exemple, continuent à être payés dans les 15 000 livres syriennes par mois, et les commerces continuent de tourner, tant bien que mal. Mais il y a peu de dépenses, en dehors de l’alimentation, les Syriens font très attention. La solidarité familiale joue beaucoup.
Depuis le début du conflit, le pays est revenu vingt-cinq ans en arrière. Tous les Syriens sont inquiets pour leur avenir. La plupart des gens riches sont partis, les hommes d’affaires sont partis. A Lattaquié, où je me suis rendu, les affaires fonctionnent encore un peu, mais à Damas, il n’y a plus rien. Beaucoup d’Alépins se sont réfugiés à Lattaquié ou à Tartous pour essayer de relancer leur activité. Mais le yo-yo du dollar fait peur à beaucoup d’importateurs, sans oublier que le transport est devenu difficile et onéreux, à cause des bakchichs multiples. C’est vraiment l’inconnu au niveau économique.
Qu’attendent-ils de la conférence de Genève II, dont on ne sait toujours pas si elle va se tenir?
Pour les Syriens que j’ai rencontrés, quel que soit leur bord politique, la solution au conflit, c’est que l’Arabie saoudite ferme le robinet et arrête de financer les rebelles. Y compris pour les gens proches de l’opposition du début de la révolution syrienne. Beaucoup de gens m’ont dit qu’ils n’étaient pas pour le système actuel, mais pour la Syrie. Ils n’ont pas envie de manifester pour le départ de Bachar el-Assad, car ils estiment qu’il est la clé de voûte du système. Mais ce qui reste prioritaire pour eux, c’est le retour de la sécurité et de pouvoir manger et vivre, comme avant. Le départ d’Assad reste secondaire.
Quels sont les enjeux réels de Genève II, selon vous, dans un contexte de tension entre les Etats-Unis et l’Arabie saoudite?
Pour moi, Genève II a déjà eu lieu, lors du deal entre les Etats-Unis et les Russes sur les armes chimiques, avec pour conséquence, qu’Assad reste au pouvoir. Il a montré qu’il est de bonne volonté pour que Genève II ait lieu. Il y a des pressions pour que la Turquie et l’Arabie saoudite soient présentes à la conférence. Le terrain syrien est devenu un des aspects de la vie politique saoudienne. Les Etats-Unis, quant à eux, voudraient se retirer de la région. Ils ont compris que Bachar el-Assad ne va pas tomber et qu’il faut arrêter le conflit. Les Américains ne vont pas prendre le risque d’un conflit régional avec l’Iran pour des caprices de princes saoudiens. Sans compter qu’ils ont vu qu’il n’y a pas d’alternative politique crédible en Syrie. Il y a un éclatement de l’armée de l’opposition, c’est l’anarchie totale. Et si le conflit perdure, il y aura un éclatement complet du pays.
Qu’est-ce qui pourrait influencer la position saoudienne?
Ce qui pourrait calmer les Saoudiens, c’est que le feu les atteigne, avec une révolution à l’intérieur. Ou bien des pressions américaines. Ou encore, que la Jordanie soit déstabilisée par la crise syrienne. Les généraux égyptiens, aussi, pourraient estimer qu’Assad est une garantie de stabilité dans la région. Mais le problème, c’est qu’en Arabie saoudite, il n’y a plus vraiment de politique. Le récent refus de siéger au Conseil de sécurité en est la preuve, un véritable caprice. Les Saoudiens sont aussi furieux envers le Qatar qui a renoué avec l’Iran de Hassan Rohani.
Estimez-vous que la fin du conflit est proche?
Les Etats-Unis ont sauvé la face avec l’accord sur les armes chimiques. Il reste juste à faire pression sur la Turquie et l’Arabie saoudite. Sauf revirement géopolitique, je pense que la Syrie va encore subir deux ans de combats, dans le scénario le plus optimiste. Sur le terrain, on dénombre 150 000 combattants rebelles. Mais depuis le lancement de la contre-insurrection à l’automne 2012, on sait qu’à terme, la population suivra celui qui est capable de ramener la sécurité dans le pays. Quand l’armée syrienne reprend des zones, elle n’est pas rejetée. Si, toutefois, le conflit devait s’éterniser, les zones tenues par les rebelles vont être complètement vidées de leurs habitants. Les Kurdes tiendraient le nord, les rebelles la vallée de l’Euphrate et les environs d’Alep, et le régime, du sud d’Alep jusqu’à la frontière jordanienne. Il n’y aurait plus de zones libres à 100%. Les Syriens auraient le choix entre le chaos et le retour du régime. C’est d’ailleurs ce qu’Assad avait dit au début. Son frère, Maher, avait aussi déclaré: «On vous rendra la Syrie dans l’état où mon père l’a trouvée».
Quelle est la situation des chrétiens de Syrie, actuellement?
50% des chrétiens d’Alep sont déjà partis. Les autres sont restés parce qu’ils n’ont pas le choix. Il y a aussi beaucoup d’Arméniens qui sont passés en Arménie, le temps d’obtenir un passeport et de voyager ailleurs. Ils étaient particulièrement visés par l’opposition qui considère qu’ils sont avec le régime. Dans le village de Maaloula, la plupart des familles chrétiennes se sont réfugiées à Damas. Les rebelles modérés savent très bien que la question des chrétiens est sensible pour l’Occident. Donc, ils essayent de les effrayer. Il suffit qu’il y ait un chrétien tué, ou un massacre, pour que tous les autres s’enfuient de la zone.
Comment jugez-vous l’action de la France, qui s’est positionnée en première ligne pour «punir» le régime d’Assad en août, avant d’être écartée du deal russo-américain?
La diplomatie française est catastrophique. La France ne pourra jouer un rôle à l’avenir qu’à condition de changer de politique à 180 degrés. Elle s’est beaucoup impliquée contre Assad, avant de se faire larguer en plein vol par les Américains. Aujourd’hui, la France s’aligne sur l’Arabie saoudite, en échange de quelques contrats d’armements. Elle a été très loin dans l’erreur. Quand je rencontre des diplomates français, ils disent vouloir faire bouger la Syrie. Il y a là une totale incompréhension de la situation locale. Ils ont été complètement enfumés par l’opposition syrienne. J’espère toutefois que la France a compris que le régime ne tombera pas. La Syrie est d’ailleurs devenue une affaire de politique intérieure en France. L’Elysée et le Quai d’Orsay ont fait tellement d’erreurs qu’ils ne savent plus comment se remettre en selle. Et avec Laurent Fabius, ça va être difficile. D’autant que les Syriens nous en veulent, car des armes françaises auraient été utilisées en Syrie, selon certains, comme les missiles Milan (armes légères antichars, ndlr).
Vous estimez qu’il existe un risque que le danger des extrémistes islamistes, comme l’EIIL ou le Front al-Nosra, déborde sur l’Europe.
Beaucoup de jihadistes pensent que l’Occident a trahi la révolution syrienne. Et, en Europe, comme en France, il y a de vraies craintes d’attaques contre des cibles civiles, avec par exemple, des armes fournies par l’Occident. Un lance-missiles Manpads (Man-portable air-defense systems, ndlr), pourrait très bien abattre un avion de ligne en Europe, comme ce fut le cas en 2003, en Irak, contre un avion de DHL. On sait, par exemple, qu’il y a 50 lance-missiles sol-air qui ont disparu des arsenaux de Kadhafi, en Libye. En Syrie, L’EIIL comme le Front al-Nosra sont incontrôlables. A cela, s’ajoutent les Français partis mener le jihad en Syrie. Il y en a 170 officiellement, mais ils sont plus probablement un millier.
Propos recueillis par Jenny Saleh
*Gremmo: Groupe de recherches et d’études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient.
Qui est-il?
Fabrice Balanche est maître de conférences à l’Université Lyon II et directeur du Gremmo à la Maison de l’Orient. Agrégé et docteur en Géographie, il a vécu une dizaine d’années entre la Syrie et le Liban, terrains privilégiés de ses recherches. Il a été responsable de l’Observatoire urbain du Proche-Orient à l’IFPO, entre 2003 et 2007. Il est l’auteur de deux ouvrages: L’Atlas du Proche-Orient arabe (traduit en arabe), dans lequel il
dessine l’unité et la diversité de l’ancien Bilad es Sham (Syrie, Liban, Jordanie et Palestine), et La région alaouite et le pouvoir syrien, dans lequel il analyse le clientélisme politique qui structure le régime baassiste.