Cessons de jouer sur les chiffres. Les Libanais sont beaucoup plus intelligents que leurs dirigeants, qui veulent leur faire croire ou le pensent vraiment, que le problème réside dans les chiffres. 3×8 ou 2×9+6 ou d’autres combinaisons résultant d’une imagination débordante. La situation est beaucoup plus complexe et profonde que cela. L’homme de la rue lui-même, préoccupé de son avenir et de celui de sa famille, l’a compris. Indifférent aux formules qui jonglent, il ne se laisse même plus prendre aux appels au dialogue et aux négociations. Il sait parfaitement que rien de positif ne peut en sortir. On se souvient de l’optimisme qui avait régné en mars 2006, lorsque les «représentants de tous les courants» s’étaient réunis. On revoit, avec un serrement de cœur, ces hommes, rivaux d’hier et de toujours, pour ne pas dire ennemis, se retrouver tout sourire, autour d’une table dans un restaurant du centre-ville, entre deux séances de pourparlers. A l’époque, la confiance populaire régnait encore. Elle ne dura que quatre jours pendant lesquels les leaders avaient laissé croire à un semblant d’entente. Hélas, tout s’est arrêté et ce fut le voyage à Doha, et le retour avec un président de la République élu. Seule «victoire» que l’on doit uniquement à l’intervention étrangère. Si nous rappelons cette courte phase, ce bref répit dans la guerre des chefs, c’est pour revenir sur les raisons qui l’avaient permis à l’époque et qui bloquent aujourd’hui encore un dialogue fructueux. Pourquoi leurrer les citoyens en leur faisant croire que, réunis au palais présidentiel sous l’égide du chef d’un Etat que certains persistent à ne pas reconnaître, ces derniers renonceraient par un coup de baguette magique à leurs patrons étrangers pour rallier leur patrie d’origine?
A l’heure où les Kataëb célèbrent le 77e anniversaire de leur fondation, nous revient le souvenir de Bachir Gemayel, président élu, sillonnant en toute sécurité, seul au volant de sa voiture, les quartiers de la capitale. Il avait compris que, pour gouverner le pays, il lui fallait d’abord recréer la confiance et renouer avec toutes ses composantes. Il n’a pas hésité à rencontrer ses détracteurs de la veille. Son succès lui valut hélas la vie. L’autre président élu, René Moawad, dont l’ouverture d’esprit et la tolérance étaient reconnues par l’ensemble de la population et des pays amis, est lâchement assassiné le jour même d’une fête de l’Indépendance, une indépendance qu’il promettait de reconquérir. Quelques années plus tard, en 2005, un odieux acte terroriste contre le Premier ministre, Rafic Hariri, réunit les Libanais, toutes tendances et toutes communautés confondues sur cette Place des Martyrs, lieu de mémoire de ceux qui sont morts en 1943, au nom de la liberté et de la défense du Pays du Cèdre, pour lesquelles une large frange de la population continue de lutter.
Si nous revenons là aussi et, encore une fois, sur ces quelques événements, à la fois glorieux et douloureux, que nous pourrions multiplier à l’infini, c’est pour rappeler les difficultés que nous avons à extorquer à des Libanais d’origine, et étrangers d’obédience, ce que le peuple libanais veut et ce qu’il mérite d’avoir pour vivre enfin libre. Combien il aspire à regagner sa totale indépendance. Et combien les exilés forcés par le laxisme face aux armes illégales rêvent de regagner leurs foyers et de s’y sentir en sécurité. Ce n’est peut-être pas demain la veille. Hélas, les défis, l’insécurité, les agressions sont notre pain quotidien et frappent autant les chancelleries que les universités et les étudiants. Il faudra, pour que le rêve devienne réalité, que les responsables de nos destinées cessent de puiser ailleurs leur propre et unique intérêt. En attendant, trouvons une solution au problème de fond de la gouvernance du pays et renonçons aux acrobaties chiffrées.
Mouna Béchara