Adulé par les uns, contesté par les autres, Samir Geagea n’en demeure pas moins une personnalité incontournable sur l’échiquier politique national et chrétien. Des luttes fratricides au sein du parti et onze années de prison n’ont pas réussi à l’éliminer ou le briser, puisque l’archétype du guerrier auquel il dit appartenir évolue dans son ambiance naturelle face au danger. Le chef des Forces libanaises se raconte et revit pour Magazine ses années en cellule.
Maarab. Un village niché dans les hauteurs du Kesrouan avec une vue imprenable sur la côte et les montagnes avoisinantes. C’est là que Samir Geagea a élu domicile, dans une agréable résidence, comparable à un nid d’aigle, au milieu de la nature. Trois barrages de sécurité avant d’arriver à destination. Les mesures sont strictes, mais l’accueil est courtois. Notre entretien débute dans le bureau du chef des Forces libanaises. Délaissant son imposante table de travail, où dossiers et papiers s’entassent dans un ordre parfait, il s’installe dans son fauteuil. Notre entrevue à peine amorcée, chambardant les règles classiques, Samir Geagea nous fait vivre deux événements qui l’ont fortement marqué, la tentative d’assassinat et ses onze ans de prison qui font partie de son parcours peu traditionnel. Il nous entraîne sur ses pas et c’est en nous promenant dans ce nid d’aigle, que nous devisons tranquillement avec lui.
Première étape de notre parcours: la terrasse où la tentative d’assassinat a eu lieu. «C’était le 4 avril, une belle journée où brillait le soleil. J’en ai profité pour faire un peu de jogging sur la terrasse. Mon attention fut attirée par une petite fleur des champs qui poussait au milieu du gazon. Je me suis approché pour regarder de plus près lorsque les coups de feu ont retenti. Je me suis couché à plat ventre pour essayer de déterminer l’endroit d’où venaient les tirs», se souvient Samir Geagea. Il nous montre sur les murs l’impact laissé par les balles qui auraient pu aisément l’atteindre. Selon ses explications, il y aurait trois francs-tireurs qui ont tiré simultanément. Aujourd’hui, un très haut mur, bloquant la vue, se dresse face à la colline d’où les tirs sont partis. «On laisse même les plantes pousser plus haut que prévu», précise le chef des FL. Malgré cette menace permanente, Samir Geagea est très peu impressionné et affiche une grande sérénité. «J’appartiens à l’archétype du guerrier. Ceux qui appartiennent à cette catégorie n’ont pas peur du danger. Au contraire c’est un milieu naturel pour eux. En période de crise, ils s’adaptent».
Revenant sur nos pas, nous nous dirigeons vers l’intérieur et ressortons par l’entrée principale où nous attendent des voitures. Aux côtés de Geagea, nous faisons un tour des lieux. Dans cette immense résidence, en pleine nature, Samir Geagea ne se sent pas solitaire. «J’aime la solitude et le calme. Même si j’aurais fait autre chose que la politique, si j’avais été un homme d’affaires ou quoi que ce soit d’autre, j’aurais aimé vivre ainsi. Je n’aime pas les villes, la pollution et le bruit».
La voiture s’arrête devant un escalier en pierre. En grimpant quelques marches à la suite de Geagea, une surprise de taille nous attend. Nous sommes en face d’un hangar, reproduction de l’endroit où le chef des FL a passé onze années en prison. Juste avant l’entrée, dans un couloir, onze silhouettes se dressent. Chacune d’elle représente un an d’emprisonnement. Sur le pas de la porte, une énorme chaîne en acier pend du plafond. C’est le fameux «balango». Un film est projeté sur le mur montrant des personnes torturées. Nous entendons même leurs cris. Une fois à l’intérieur, dans un long corridor au plafond haut, sont situées quelques cellules. Nous nous arrêtons devant la porte numéro 3. «C’est une reproduction fidèle de ma cellule», dit-il. Dans un espace minuscule, un lit de camp et une petite table de travail. Sur celle-ci sont déposés les objets qu’il utilisait. Une montre, un chapelet, l’Ancien et le Nouveau Testament, une photo de saint Maron et quelques assiettes en carton. Dans un coin, une pile de livres s’entassent. Sur le lit, un oreiller, une couverture et un éventail qu’il utilisait les jours de chaleur. Une boîte en plastique vide attire notre attention. «C’est là où je mettais les fleurs que m’apportait Sethrida tous les mardis et jeudis», explique-t-il. Une petite toilette et un lavabo composent la salle de bains attenante. «Pour prendre une douche, il fallait aller ailleurs». Dans ce petit réduit, l’atmosphère est oppressante et les cris des détenus diffusés sont là comme un rappel lancinant de la souffrance infligée à ses compagnons. Nous n’avons qu’une seule envie, celle de prendre nos jambes à nos cous. Geagea, lui, est imperturbable. Lorsqu’on lui demande l’effet que cela a sur lui, il reprend sa théorie du guerrier. «Je m’adapte à tout. C’est parce que je suis comme ça que je suis arrivé là où j’en suis aujourd’hui». Son sentiment durant toutes ces années? «Je ne me suis jamais considéré comme un criminel. Je savais parfaitement que j’étais en prison pour mes positions politiques. J’ai fait face à la situation en tant que guerrier. Il n’y a pas de logique dans le comportement du guerrier. Il s’adapte. J’étais continuellement en état d’alerte. Je considérais cela comme ma bataille. Au lieu de me briser, cette expérience m’a rendu plus fort. Je voulais être au mieux de moi-même. Ce n’était pas par accident que j’étais en prison».
Poursuivant la visite, nous nous arrêtons dans une salle transformée en bibliothèque où sont rangés tous les livres que Samir Geagea a lus pendant sa détention. Durant toutes ces années, la lecture a occupé une place importante dans sa vie. «J’ai relu l’Ancien Testament et le Nouveau Testament. Je lisais surtout des livres spirituels, le Coran, des livres sur le bouddhisme, ainsi que des ouvrages de psychologie et de philosophie. Par la suite, je me suis intéressé à la diététique et à la nutrition».
Il est convaincu qu’il existe une ligne directrice du monde que rien ne peut arrêter et qui continue quoi qu’il arrive. «Depuis des milliards d’années, le monde suit une trajectoire. Malgré les détails ponctuels, la vie continue. En prison, je n’ai jamais perdu cette ligne directrice. J’étais convaincu qu’un jour je sortirai. Je ne savais pas comment et pourquoi mais je savais que ce n’était pas la fin». Pourtant, il a vécu des moments de faiblesse et s’est senti solitaire. Il se souvient particulièrement d’une audience fixée un 24 décembre en 1994. «C’était la veille de Noël. Les audiences commençaient à 15 heures et finissaient aux alentours de 19 heures. En revenant ce soir là à la prison, nous avons été pris par l’embouteillage de Furn el-Chebbak. Je regardais l’agitation dans la rue, les gens qui faisaient leurs derniers achats et qui se pressaient pour aller célébrer la fête en famille. A ce moment-là, j’ai réalisé que la vie continuait malgré tout, comme si personne ne se préoccupait de mon sort».
Si c’était à refaire
S’il avait eu le choix de revenir en arrière, il aurait suivi exactement le même parcours. «Si j’avais exercé la médecine, j’aurais mené une vie ennuyeuse. J’aime ce que je fais. Le plus important dans la vie, c’est la réalisation de soi. Si c’était à refaire, je le referai mais j’éviterai les erreurs que j’ai commises», confie Geagea. Mais il préfère ne pas en parler dans le cadre de cette entrevue. Pour lui, tout a un sens et rien n’arrive par hasard. «On n’oblige pas un ermite à devenir ermite. C’est un choix qu’il fait. Tout ce que j’ai vécu jusqu’à présent fait partie de mon parcours et a un sens».
Marié à Sethrida Taouk, Samir Geagea estime que les moments difficiles les ont rapprochés au lieu de les éloigner l’un de l’autre. «Durant ces onze ans, je la sentais proche de moi. Nous partagions chaque instant. C’est comme si nous vivions ensemble. Il y a des gens qui vivent sous un même toit tout en étant loin l’un de l’autre. Pour nous, c’était différent. Mais évidemment, pour elle c’était plus difficile». Le chef des FL est un homme qui demande conseil. «Chacun peut se tromper. Je demande l’avis des autres et je fais beaucoup de contacts avant de prendre mes décisions. Il m’arrive souvent de changer d’avis après concertation. Il faut écouter les autres. L’écoute est très importante et on apprend chaque jour. Chacun peut m’éclairer d’une façon ou d’une autre. Je peux apprendre même d’un enfant. Cette faculté correspond à mon second archétype, celui de l’éternel disciple qui apprend toujours». Samir Geagea a de l’humour et aime plaisanter avec ses collaborateurs. «La vie baigne dans l’humour», dit-il. Profondément attaché à la nature, les couleurs de celle-ci sont pour lui un véritable ravissement des yeux. «Les assortiments de couleurs que la nature crée sont magnifiques. Cette manière de mêler les tons les uns aux autres. L’être humain essaie toujours de l’imiter». Dans cette nature si bien faite, chacun a sa place et son destin. Samir Geagea, lui, croit en tout cas au sien.
Joëlle Seif
Photos Milad Ayoub-Aldo Ayoub
Des archétypes et des hommes
Selon Samir Geagea, chaque être humain est défini par un archétype déterminé.
«Personnellement, j’appartiens à deux
archétypes, en premier celui du guerrier et en second, celui du disciple éternel car j’apprends tout au long de ma vie. Personne ne peut lutter contre l’archétype du guerrier. Plusieurs
intifada et plusieurs tentatives d’assassinat, onze ans de prison et je suis encore là. En période de danger ou de crise, j’évolue dans mon assiette naturelle», confie Geagea.
Ce qu’il en pense
Social Media: «C’est l’une des meilleures inventions de l’humanité. Elle connecte le monde entier. Je suis totalement pour, bien que certains l’utilisent de manière
irresponsable et abusive».
Ses loisirs: «Je fais du sport dès que j’ai un moment libre. J’aime beaucoup la musique. De la musique arabe à la musique classique en passant par tous les genres. Chaque musique a sa place et son moment. J’apprécie
particulièrement la symphonie New World
de Dvorak. J’aime aussi les vidéoclips».
Sa devise: «La vérité finit toujours par
triompher, même si cela prend du temps. Il faut vivre sa vie sans imiter personne. Se réaliser soi-même».