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Paul Khalifeh

De la folie et de l’hallucination

Y a-t-il une plus grande intimité que de partager avec l’Autre l’Espace et le Temps? N’est-ce pas ce que font musulmans et chrétiens au Levant, en Irak et en Egypte, depuis plus de quatorze siècles? Leur volonté du vivre-ensemble a résisté aux vicissitudes de l’Histoire. Le rigorisme de certains califes, la tragédie des croisades, l’intolérance des Mamelouks, les sautes d’humeur des Ottomans et l’injustice des colonisateurs n’ont pas entamé la détermination des différentes communautés religieuses à envisager leur avenir ensemble. Telle a été la tendance historique dominante dans notre région, malgré des parenthèses peu glorieuses.
Aujourd’hui, au XXIe siècle, des forces obscurantistes tentent d’inverser cette tendance, de falsifier le cours de l’Histoire. On les voit à l’œuvre en Syrie, en Irak, au Liban, au Yémen et ailleurs. Leurs schémas intellectuels sont d’autant plus pernicieux qu’ils sont d’une affligeante simplicité: ceux qui ne pensent pas comme eux sont contre eux… et méritent la mort. Leurs victimes sont les membres des autres communautés religieuses, chrétiens ou musulmans minoritaires, mais aussi les sunnites qu’ils jugent mécréants, apostats, renégats ou traîtres. Leurs méthodes sont barbares, inhumaines. Elles vont du rançonnage au rapt, en passant par la torture, le massacre de prisonniers, les exécutions sommaires, les décapitations, sans oublier les viols et la débauche (le jihad sexuel!), légitimés par des fatwas venues d’un autre temps.
Le plus désolant, c’est que ces aliénés, lâchés dans la nature, bénéficient d’un précieux soutien provenant d’individus, de groupes, d’institutions ou d’Etats, qui prétendent défendre les valeurs humanistes.
Ils jouissent de la complaisante indifférence d’une partie de la classe politique libanaise, prisonnière des calculs de boutiquiers et empêtrée dans de basses manœuvres, inconsciente (ou parfaitement consciente?) du danger existentiel qui menace tout le monde. Ils profitent, aussi, du laxisme de l’Etat, paralysé par les querelles de poulaillers, les intérêts divergents et les allégeances suspectes.
Cette indifférence et ce laxisme donnent lieu à des scènes incroyables. Un exemple parmi tant d’autres: le cheikh Salem Raféï, à qui l’on peut facilement décerner la palme du discours sectaire, trône aux côtés d’un officier supérieur des Forces de sécurité intérieure, pour, soi-disant, dénoncer l’autodafé de la bibliothèque as-Sayeh à Tripoli. Après toutes les formules habituelles, le cheikh affirme que «les jeunes» qui ont brûlé les livres et les vieux manuscrits ne doivent pas être tenus responsables de leur acte. La faute est au climat ambiant dans le pays, philosophe-t-il. Personne dans l’assistance n’a trouvé utile de protester, ou de froncer les sourcils.
Ces obscurantistes peuvent se vanter d’avoir des soutiens parmi les élus libanais. Khaled Daher – encore lui – n’éprouve aucune honte à justifier les attentats suicide qui frappent certaines régions libanaises. Les assassins, qui se font sauter au milieu des civils, deviennent pour lui des «istichhadiyyin» (kamikazes dans le sens positif). Peut-on attendre mieux d’un homme qui raconte que lorsque sa mère le portait dans son ventre, elle a eu la vision du Prophète lui annonçant la prochaine naissance de notre illustre député?
Que dire alors de ces prestigieuses agences de presse internationales, coupables de graves manquements aux règles professionnelles pour des raisons éminemment politiques? Leurs dépêches sont bourrées de glissements sémantiques et d’euphémismes. On y apprend, par exemple, que les douze moniales de Maaloula ont été «emmenées» par des rebelles et non pas «enlevées»; ou que les deux évêques d’Alep ont été enlevés «par des hommes armés», pour semer le doute dans l’esprit des lecteurs sur le fait qu’il pourrait s’agir, peut-être, de miliciens pro-régime.
Parlons de ces médias et de ces «analystes» qui applaudissent à la «deuxième révolution» des Syriens, contre al-Qaïda cette fois-ci. La bêtise a-t-elle atteint un tel pic que l’on nous demande de choisir entre des aliénés «soft», représentés par le Front islamique (avez-vous déjà écouté un discours de Zahrane Allouche, la plus éminente figure de ce groupe?) et le Front al-Nosra d’un côté, et les aliénés «hard» de l’Etat islamique en Irak et au Levant de l’autre?
Certains cerveaux malades, dans la région et dans le monde, croient pouvoir transformer les «soft» en interlocuteurs respectables, après avoir bien poli leur image et retravaillé leur réputation. Pure hallucination. Autant pactiser avec le diable.

Paul Khalifeh

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