Dans le cadre des célébrations du 10e anniversaire du festival Bipod, Maqamat Dance Theatre a présenté au public libanais, les 9 et 10 janvier, la performance Corps étrangers de la compagnie de danse Mouvoir de Stéphanie Thiersch.
Se balancer au bout d’une corde et les bases de notre monde moderne se trouvent d’un coup ébranlées. D’emblée, Corps étrangers lance sa problématique en mots qui s’affichent noir sur blanc sur l’écran au fond de la scène: «What does it mean to be modern?». La modernité, un concept fondé, une expérience vécue, une illusion? Stéphanie Thiersch emmêle étroitement toutes ces interrogations aux corps de ses cinq danseurs masculins.
Cinq corps, cinq sensibilités, et une telle synergie entre eux qu’ils en deviennent presque un, une même sensibilité, un même corps. Celui du monde qui nous entoure, du monde dans lequel on transite, où on est de passage, ce monde que Stéphanie Thiersch et ses danseurs nous poussent à sonder, à remettre en question, à entrevoir d’une autre manière.
Le monde au cœur du rituel, des rituels qu’elle met en scène. Parce que Corps étrangers sonne avant tout comme un immense rituel où semblent se côtoyer tant et tant de traditions, d’images millénaires nées d’un inconscient collectif, d’un inconscient universel. De l’adoration de la nature, à l’adoration des objets, à l’adoration des hommes, à l’adoration des dieux… tout se construit et s’effondre à mesure que les danseurs font parler leurs corps, dans toutes leurs torsions, leurs contorsions, leurs moindres muscles.
Trois cordes qui pendent du plafond. Etroitement entortillées autour du visage de l’un des danseurs. On ne voit que son corps, torse nu. On ne perçoit que ses efforts pour s’en extraire ou se complaire dans cette promiscuité immanente. Un premier tableau qui chamboule les conceptions admises de la danse contemporaine. La compagnie Mouvoir de Stéphanie Thiersch va au-delà des frontières, surfant du côté des arts du cirque, des acrobaties, des jongleries. Les danseurs s’entortillent autour de ces cordes, y grimpent, tour à tour, ensemble, se laissent glisser, à quelques centimètres à peine du sol, effleurent presque le public de leur vol plané.
Un public qu’ils invitent à respirer avec eux, à leur rythme, tantôt entraînant, tantôt tendre, à mesure que la musique signée Emmanuelle Gibello vous met les nerfs à cran. Un léger flottement au milieu de la performance, à mesure que certains mouvements semblent se répéter, s’étaler en longueur, en lassitude. Mais revers de la médaille, cela aide à faire ressortir encore plus certains passages fulgurants. Avec dextérité, souplesse, agilité et une extrême puissance de précision périlleuse, les cinq danseurs dessinent un monde en plein désenchantement, un chaos maîtrisé de bout en bout où chaque objet effeuille ses multiples facettes tout près du corps, où les masques se prêtent à toutes les grimaces de vie, où la mort n’est plus qu’une excuse, où l’on en vient à se disputer même la proie.
Humain, animal ou objet, toutes ces «petites erreurs» de la vie, ces corps étrangers, entrent en branle, se correspondent, se répondent, s’éloignent l’un de l’autre. Individuation, socialisation, les mouvements s’harmonisent comme pour une danse sacrée autour d’un feu imaginaire, comme pour assister, impuissants et acteurs en même temps, à la chute d’un dieu. «Nous n’avons jamais été modernes», la sentence tombe, écrasante, à l’image d’une pierre tombale qui emprisonne un monde qu’on croyait avoir dompté.
«Final examinations». La fin approche, impatients, on est dans l’expectative. Et voilà que Stéphanie Thiersch nous assène un coup fatal. En l’espace d’une dizaine de minutes, pas plus, elle pare l’Homme de tout son ridicule. De manière foudroyante. On se laisse aller à savourer cette dernière séquence, les yeux littéralement exorbités, devant une telle ingéniosité audacieuse. Tout y passe, mais tout. Toutes les créations de l’homme, ses concepts, ses axiomes, ses croyances, ses rituels, ses relations, ses religions, ses mythes, sa sexualité, ses coutumes… Homme et Femme, Femme ou Homme, sexué, asexué, porté aux nues ou tourné en bourrique, bouc émissaire, bourreau ou victime, l’être humain apparaît dans son extrême humanité, dans sa laideur, dans sa beauté, dans sa nudité, dans son parement, son apparence… au cœur de la vie, jeu dérisoire ou jeu dangereux. Presque impossible de décrire en mots les mille et une sensations, les mille et une images qui s’emparent de vous, au moment même, à l’instant même, entre la dérision et l’autodérision, la critique et l’autocritique, le sensationnel et l’ingénieux. Une dernière scène qui vous coupe le souffle, autant par la manière dont la chorégraphie s’éloigne des sentiers battus que par l’impact que créent ces images successives qui naissent tout à la fois.
Nayla Rached