Magazine Le Mensuel

Nº 2932 du vendredi 17 janvier 2014

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Le tri des déchets par des Syriens. Un système-D bien ficelé

A Bourj Hammoud, le tri sélectif est l’apanage de nombreux Syriens qui font, dans des conditions déplorables, le travail que tous les habitants refusent de faire.

On les appelle «scarvengers» (charognards), enfants syriens, ou enfants poubelles, comme Ali et Salim, ces deux Syriens que l’on peut croiser aux abords de Bourj Hammoud. Ils ont à peine 20 ans à eux deux et, pourtant, que ce soit par la force de leur poignée de main ou de leur regard, ils en paraissent le double. Ils se sont associés dans la récolte d’objets métalliques et entreprennent tous les jours leur tournée. Equipés chacun d’une poussette transformée en chariot, ils arpentent les rues, poubelles et devantures de magasins qui longent l’autoroute et la mer.
 

Organisation et solidarité
Sur leur trajet, les deux acolytes croisent Adham, l’un de leurs concitoyens et leur «confrère», plus âgé celui-ci, et spécialisé dans la récolte de carton. Entre ramasseurs, l’entraide est de rigueur. Les deux petits hommes lui indiquent que, plus loin, se trouve une poubelle remplie de cartons de bonne qualité.
Grâce à cette information, Adham remplit son chariot dont il pense obtenir dix dollars. En travaillant tous les jours, il gagne trois cents dollars par mois. Un maigre salaire pour couvrir ses besoins et ceux de sa femme, restée à Deir Ezzor et enceinte de huit mois. «Cela fait sept mois que je suis au Liban, et cinq mois que je fais ce travail. Même si c’est dégradant et mal-payé, au moins j’ai mon argent à la fin de la journée. Pendant mes deux premiers mois à Beyrouth, je travaillais dans la construction. C’est bien mieux payé, mais les patrons sont des escrocs qui ne vous paient jamais».
Zoair, 15 ans, est aussi de Deir Ezzor. Cela fait cinq mois qu’il est au Liban et travaille avec son père. Spécialisés dans la ferraille, le matériau le plus prisé, ils font tous les jours le tour des garages de la zone. Ils ont acheté le tout pour 60 000 livres aux garagistes et comptent le vendre 100 000 à la décharge. Ayant accumulé des tas d’objets, Zoair s’occupe de les organiser, afin que le chariot puisse rouler jusqu’au point de décharge sans que tout s’effondre. «C’est mon moment préféré. C’est comme si je jouais à Tetris!».
Une fois leurs chariots remplis, tous convergent vers le même point de déchargement. A quelques pas du stade et de l’église Inaya, les ramasseurs s’agglutinent et déchargent un à un leurs chariots. Aux heures de ramassage, tôt le matin et tard le soir, les ordures prennent une bonne moitié de la route, et l’odeur peut y être insoutenable. Mais très vite, les trieurs prennent le relais et s’occupent de convertir les déchets apportés en véritables «trésors» prêts à être monnayés. Les matériaux prisés, plastiques, métaux, cartons et bois, sont empaquetés et stockés ensemble. Les restes d’ordures, qui n’ont pas résisté aux petites mains des trieurs, sont mis dans des bennes que les camions de Sukleen passent régulièrement vider.

 

Business informel
Ce business étant informel, difficile de connaître le prix de transaction entre le responsable du centre de tri et les entreprises qui transforment ces déchets. Hani, 25 ans, arrivé au Liban depuis trois ans, travaille depuis un mois en tant que trieur. Il assure ne pas connaître le nom des entreprises qui viennent chercher ces déchets, ni ce qu’elles en font. Payé par son patron, et non par le client, il ne connaît pas non plus le prix de vente de ces déchets.
Il parvient à gagner entre 50 000 et 100 000 livres libanaises, selon les jours et les arrivages. Un salaire bien plus élevé que les dix dollars qu’il obtenait lorsqu’il travaillait dans un magasin de fournitures à Bourj Hammoud.
Cependant, le prix qu’il touche est par trop de fois inférieur au prix de vente de ces matériaux sur d’autres marchés. Alors que les trieurs perçoivent cent dollars par tonne d’aluminium vendue, ce matériau est vendu à dix fois ce prix sur les marchés internationaux, la Chine étant un pays très demandeur. Ces écarts de prix posent la question de l’exploitation de ces petits «charognards» par leurs patrons, et des marges des entreprises intermédiaires qui récupèrent, parfois transforment, puis revendent ces déchets.

 

Business fructueux
Bien qu’embryonnaire au Liban, le recyclage des déchets est un business fructueux. De nombreuses entreprises se sont lancées dans la transformation des déchets, comme les entreprises Sicomo et Solicar.
L’entreprise Sicomo, basée dans la vallée de la Békaa, non loin de Chtaura, recycle depuis près de trente ans le carton pour en faire des matériaux semi-finis: du carton pour enroulement, utilisé pour les rouleaux de papier-toilette; du carton gris, pour les reliures de livres, les boîtes à chaussures ou les boîtes de mouchoirs et, enfin, le carton blanc ou métallisé, destiné aux plateaux des pâtisseries. Le coût de la matière brute varie entre soixante dollars par tonne (marché local) et cent dollars par tonne (importation). Sur place, le carton subit différentes phases de transformation, par l’ajout d’eau puis de produits chimiques, pour former ensuite une pâte qui va être nettoyée (odeur, résidus de déchets) jusqu’à constituer un produit semi-fini.
L’entreprise Solicar, détenue à 65% par le Groupe Gemayel, pratique, depuis 1964, le recyclage de carton. 40 000 à 42 000 tonnes de papiers et de cartons industriels recyclés sortent chaque année de son usine de Wadi Chahrour. Pour s’approvisionner en papiers et cartons usagers, l’entreprise a aussi recours à l’importation. «Le taux de récupération est assez important au Liban, mais il pourrait être supérieur grâce à un meilleur tri à la source», précise Fady Gemayel, P.-D.G. de Solicar.
Effectivement, les municipalités font très peu pour récupérer et trier les déchets. Sukleen a pourtant mis à la disposition des Beyrouthins des bennes permettant le tri sélectif à la source, mais elles ne sont que très peu utilisées.
«Cette habitude ne fait pas partie de notre culture», déplore Bassam Sabbagh du ministère de l’Environnement, qui poursuit: «Les Libanais ont, de surcroît, une connaissance superficielle du recyclage et, surtout, de son utilité» (Propos rapportés par Le Commerce du Levant).
En attendant, les centaines de ramasseurs syriens continuent de faire les poubelles et de sillonner les rues en criant: «Fer, carton, plastique!».
Si ces «charognards» sont mal perçus par les Libanais, leur travail est pourtant d’utilité publique et pallie un manque de volonté des habitants et des pouvoirs publics de s’engager dans le tri sélectif. 


Elie-Louis Tourny

Courageux, mais démunis
En augmentant la concurrence, les Syriens ont fait baisser les salaires, faisant fuir les Egyptiens et les Palestiniens qui, auparavant, travaillaient aussi dans le tri des déchets. Les Syriens sont les seuls à accepter les maigres salaires que la concurrence a fait diminuer.
La plupart sont venus en raison de la guerre et du manque de travail dans leur pays. Vivant entassés dans des appartements de fortune à Bourj Hammoud, se privant de tout, ils se sacrifient pour subvenir aux besoins de leurs familles, restées au pays.
Discriminés, ils subissent les abus de leurs employeurs ou logeurs. Nowar, 23 ans, 
originaire de Salamiyah, est maçon la journée et coiffeur le soir et les dimanches. Avec quatre de ses camarades, il a été obligé de quitter du jour au lendemain l’appartement dans lequel il vivait. Face à l’urgence de la situation, il a été contraint d’accepter le prix très élevé que lui a imposé un autre logeur. 600 dollars pour un appartement miteux à Dora, où tous les cinq sont entassés dans une pièce et un couloir. Autre problème, son patron qui l’a employé les trois derniers mois, ne l’a pas réembauché ce mois et refuse de lui payer son dernier salaire. Ne trouvant pas pour l’instant d’autre travail, ses camarades vont devoir payer sa part du loyer et ne pourront pas envoyer d’argent à leurs familles.

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