Si le Courant patriotique libre (CPL) ne veut pas jouer le jeu de la rotation des portefeuilles et que les Forces libanaises refusent d’entrer au gouvernement, Tammam Salam et le président Michel Sleiman passeront-ils en force, sur la base de l’accord passé entre le Hezbollah et le Courant du futur supervisé par Joumblatt?
Le 17 janvier, dans un entretien accordé à l’agence Reuters, l’ancien Premier ministre, Saad Hariri, affirme être prêt à gouverner avec le Hezbollah si une telle coalition permet au pays de sortir de l’impasse politique où il se trouve depuis neuf mois. «Nous souhaitons diriger le pays avec tout le monde, car nous ne voulons laisser personne à la porte», a-t-il dit, à l’issue de la session d’ouverture du Tribunal spécial pour le Liban (TSL). «Le Liban traverse une période difficile […] C’est notre devoir à l’égard du peuple libanais de stabiliser le pays». Une prise de position saluée, tour à tour, par le leader du PSP (Parti socialiste progressiste), Walid Joumblatt, qui déclare: «Saad Hariri a prouvé être un homme d’Etat, capable de placer les intérêts du pays au-dessus de tout» et le ministre CPL de l’Energie, Gebran Bassil, pour qui «les propos de Hariri constituent une base sur laquelle nous pouvons bâtir de nouvelles ententes».
Jusque-là, le train du gouvernement roulait sur les rails et les passagers, qui attendaient sur le quai, le voyaient arriver. Mais il a foncé sans s’arrêter. Ces dernières heures, il a fait marche arrière pour récupérer ceux qu’il avait négligés. Les oubliés se montreront-ils dociles?
La coalition des musulmans
Car, en vérité, à l’exception du Courant du futur, de Nabih Berry et, par extension, de Walid Joumblatt, du Premier ministre désigné Tammam Salam et du président Sleiman, personne n’a réellement été consulté depuis un accord global sur la formule du 8-8-8. Michel Aoun était à Rome et Samir Geagea s’interrogeait sur la soudaine concession de Saad Hariri. Lorsque Bassil a rencontré le Premier ministre désigné à Mousseitbé et le chef de l’Etat à Baabda lundi dernier, puis Walid Joumblatt à Clémenceau le lendemain, l’envoyé du CPL est tombé des nues.
En catimini, sur la base d’une rotation des portefeuilles et des bruits qui courent, ils se sont quasiment distribué les ministères régaliens. Au Futur, les Affaires étrangères avec Tarek Mitri; au président, la Défense avec l’un de ses conseillers, Khalil Hraoui ou Abdel-Mouttaleb Hannaoui; Amal prendrait alors les Finances et Salam le ministère de l’Intérieur. Reste à partager, entre Joumblatt et Aoun, l’Energie, les Télécoms, la Santé, l’Education et les Travaux publics. Tout est allé trop vite, même pour Saad Hariri obligé, au vu des réactions interloquées des faucons de la coalition du 14 mars et de ses sympathisants, de clarifier les choses. Il apparaît donc lundi sur sa chaîne de télévision.
«Je ne couvre ni la guerre en Syrie, ni les armes illégales, ni les assassins de mon père. Ce qui est important aujourd’hui, c’est la formation d’un nouveau gouvernement capable de gérer les affaires du pays», déclarera-t-il. Mais il pose ses conditions. «L’implication du Hezb en Syrie met le feu au Liban. Le Hezbollah le sait. Nous refusons de couvrir ses actes en Syrie. Je rejette catégoriquement la formule armée-peuple-Résistance et je ne suis pas prêt à faire des concessions là-dessus». Sur
Europe 1, Hariri avait déjà donné du grain à moudre à la branche la plus dure de son électorat en accusant le Hezbollah et Bachar el-Assad de l’assassinat de son père.
Les réserves des chrétiens
Pour Michel Aoun, la pilule ne passe pas. «A l’heure actuelle, on tente de saper le pacte national dans le processus de la formation du gouvernement. On ne nous a pas encore concertés notamment sur les noms des ministres». Lorsqu’il explique vouloir œuvrer «pour former un gouvernement d’union nationale» et se dit «satisfait de l’accord sur une formule qui représente tous», le leader du CPL réaffirme sa volonté de faciliter la formation d’un gouvernement qui, dit-il, «pourrait jeter les fondements d’une nouvelle période de dialogue et d’entente afin de garantir la stabilité».
Il se méfie, toutefois, de la rotation des portefeuilles. «Elle est admise, mais nous refusons la manipulation du travail exemplaire et productif. Dans ce cas, la rotation devient suspecte et viserait à porter atteinte au travail déjà réalisé» et, comme il l’explique, à la façon dont les partis chrétiens ont été relégués dans ces négociations. «Nous avons approuvé cette formule en dépit d’une certaine injustice à l’égard de notre bloc parlementaire. Ce même gouvernement paverait aussi la voie à la présidentielle, qui doit assurer l’élection d’un président chrétien puissant. Nous pouvons consentir des sacrifices, mais pas en ce qui concerne ceux que nous représentons».
L’ombre de la présidentielle
De son côté, le leader des Forces libanaises (FL), Samir Geagea, est contraint au funambulisme. «Je ne partage pas l’opinion de Hariri», a-t-il dit mardi, soulignant toutefois la «nécessité d’aller de l’avant afin de débloquer la crise». Il a, en outre, affirmé que les tractations en vue de la formation d’un nouveau gouvernement libanais étaient toujours en cours au sein de la coalition du 14 mars qui reste attachée à ses conditions pour participer à un nouveau gouvernement comprenant le Hezbollah. «Premièrement, le retrait des combattants du Hezbollah de Syrie. Deuxièmement, ne pas inclure une référence explicite à la formule armée-peuple-résistance dans la déclaration ministérielle du futur gouvernement. Et, enfin, le respect de la déclaration de Baabda. Nous souhaitons parvenir à une entente avec l’autre camp sur ces principaux points».
Partant de deux points de vue diamétralement opposés, fondamentalement sur la façon de traiter avec le Hezbollah, les réserves exprimées ces derniers jours par le CPL et les Forces libanaises dessinent une voix chrétienne que l’on a pu percevoir sur les dossiers de la loi électorale, de la prorogation du Parlement et surtout, celle de la prochaine échéance présidentielle qui fonde le paradigme du moment à Rabié et Maarab. Le point commun entre ces dossiers, leurs valeurs essentielles pour les deux branches chrétiennes des coalitions emmenées par les partis musulmans. Elles ne réfléchissent qu’à une seule question: quelle part de leurs prérogatives sont-elles prêtes à sacrifier au nom de l’impératif de stabilité du pays?
L’ancien président de la République et leader des Kataëb, Amine Gemayel, qui s’est entretenu mardi, à Bkerké, avec le patriarche maronite, Mgr Béchara Boutros el-Raï, a expliqué que «ces trois échéances définiront l’avenir du Liban, d’où l’importance de former au plus vite un gouvernement qui sera à la hauteur de ces défis». Le député Boutros Harb ajoute une nuance: «Vouloir faciliter la formation du gouvernement n’est pas synonyme de concessions». Par la voix de Michel Aoun et de Gebran Bassil, le CPL explique que le futur gouvernement n’a pas vocation à être transitoire. Comprendre, il est trop facile de nous demander de nous asseoir sur nos résultats à l’Energie et aux Télécoms au nom de la stabilité, une position transmise telle quelle à Nabih Berry. De l’autre côté, lorsque Saad Hariri a été interrogé sur le candidat du 14 mars pour l’échéance, il a cité Amine et Sami Gemayel, pas Samir Geagea. Les musulmans veulent enrayer la fitna, les chrétiens ont les yeux tournés vers la présidentielle.
Julien Abi Ramia
Les combattants «trahis» de Tripoli
L’ouverture de Saad Hariri envers le
Hezbollah a enflammé les milices de quartier, qui craignent que la couverture politique dont ils ont bénéficié ces derniers mois pour s’implanter dans les ruelles de la ville ne leur soit retirée. L’inflexion du leader du Courant du futur met, en porte-à-faux, les élus
tripolitains du parti et l’ancien directeur général des FSI, Achraf Rifi, qui se sont
rapprochés de ces caïds. C’est sous les cris de traître adressés à l’ancien Premier ministre que le 19e round des affrontements entre Mohsen et Tebbané a débuté vendredi dernier. Des inconnus armés ont arrêté un bus et en ont fait descendre Taleb Assi et Mohammad Eid, de Jabal Mohsen, avant d’ouvrir le feu sur eux. Taleb Assi, qui a succombé à ses blessures, n’est autre que le neveu du cheikh Assad Assi, chef du Conseil religieux de la communauté alaouite. Avant la reprise des affrontements mercredi, les combats aux armes moyennes − mitrailleuses, grenades
et snipers − avaient fait sept morts et une soixantaine de blessés, dont sept soldats
de l’armée, en première ligne.