Le Tribunal spécial pour le Liban poursuit ses audiences, entamées le 16 janvier. Passé les exposés d’ouverture de l’accusation, de la défense et des victimes, la parole est désormais aux témoins qui se sont succédé à la barre, avec des récits aussi poignants que dramatiques. L’accusation a également fait comparaître une experte en images vidéo.
Leurs récits sont aussi émouvants et tragiques les uns que les autres. Depuis le 22 janvier, plusieurs témoins, la plupart étant des proches des victimes décédées dans l’attentat, se sont succédé à la barre, pour raconter le drame vécu ce 14 février 2005. Des témoins présentés par le Bureau du procureur, afin de replacer l’attentat dans son contexte et surtout, d’exposer l’impact psychologique et économique sur les familles des victimes.
En préambule, le représentant légal des victimes, Peter Haynes, a d’abord complété son exposé sur les victimes, insistant sur le fait qu’il ne s’agit pas «de simples numéros», mais bien «de personnes avec chacune son histoire», qui ont eu le malheur de se trouver ce jour-là sur le lieu de l’attentat. Il évoquera ainsi le destin tragique d’Abdel-Hamid Ghalayni, qui passait là par hasard, de Rima Bazzi, une pédiatre de l’AUH, ou encore, un ouvrier syrien qui travaillait sur un chantier, sans oublier l’entourage sécuritaire de Rafic Hariri.
12 heures sous les décombres
Premier témoin présenté par l’accusation, donc, le frère de Mohammad Darwiche, un membre de la sécurité de l’ex-Premier ministre. Abdel-Kader Darwiche raconte l’horreur. «J’ai visité la moitié des hôpitaux pour voir s’il s’y trouvait. Lorsque je l’ai enfin vu, sa tête était méconnaissable (…), son corps était déchiqueté». Au premier substitut du procureur, Alex Milne, qui l’interroge sur les conséquences du décès de son frère sur leur famille, Abdel-Kader explique alors que son père a perdu ses dents, que sa mère souffre depuis, d’une dépression chronique, ou encore, que sa sœur a fait un infarctus. Un «après» dramatique.
Autre famille, autre tragédie. Le frère de Ziad Tarraf, également membre de la sécurité de Rafic Hariri, relate lui aussi l’impensable. Cette longue journée au cours de laquelle il cherchera son frère dans tous les hôpitaux de la ville. Avant de finir par l’identifier grâce à ses chaussures et à ses pieds, la seule partie de son corps qui n’ait pas été carbonisée dans l’explosion. Lui aussi évoque «une perte irréparable pour la famille», une mère «rendue malade par le chagrin et l’horreur». Tarraf explique aussi que désormais, c’est lui qui doit s’occuper financièrement notamment de ses neveux.
Sans doute pour que le tribunal puisse prendre pleinement conscience de l’horreur de ce 14 février 2005, l’accusation a également montré des images tragiques de l’attentat, où des victimes tentent de s’extraire des véhicules en feu, malgré les objections émises par la défense, qui a évoqué des «images pénibles, difficiles à supporter».
A cela s’est ajouté le témoignage poignant de Fouad Adnan el-Zahabi, le frère de Mazen el-Zahabi, infirmier personnel de Rafic Hariri. Emu, il a raconté durant quarante-cinq minutes le calvaire subi par son frère, littéralement brûlé vif par l’explosion. Transporté d’abord à l’hôpital Rizk, puis transféré à l’unité des grands brûlés de l’hôpital de Geïtaoui, Mazen souffre d’horribles blessures et brûlures sur l’ensemble de son corps, à l’exception de ses pieds. C’est d’ailleurs à l’un de ses pieds «qui porte des broches à la suite d’un accident», que Fouad pourra identifier son frère. Fouad raconte encore que son frère était encore conscient dans les premières minutes qui ont suivi l’explosion. «Il leur a dit (aux médecins, ndlr) que Rafic Hariri avait des allergies à certains médicaments et qu’il fallait qu’il fasse attention». «Si vous n’êtes pas puni dans ce monde, Dieu, qui est juste, vous punira au Jugement dernier», conclut Fouad Adnan el-Zahabi, d’une voix vibrante d’émotion.
L’accusation a aussi organisé le témoignage par vidéo conférence, depuis Beyrouth, de Nazih Abou Rjeili, qui a perdu son frère Zahi, employé à l’hôtel St-Georges, dans l’attentat. Lui aussi raconte l’épopée tragique qu’il a vécue, en compagnie de sa belle-sœur pour retrouver son frère. Ce n’est que douze heures après l’attentat, alors qu’il est revenu sur les lieux du drame, que Nazih apprend qu’une nouvelle dépouille a été trouvée, sous les décombres. Le corps de Zahi est transporté à la morgue de l’AUB où sa famille l’identifie. «Le corps ne portait aucune blessure. Il était intact», témoigne Nazih. «Selon les médecins légistes, mon frère était vivant douze heures après l’explosion. Il a succombé sous les décombres en appelant à l’aide», déclare-t-il. «Le plus dur, c’est de savoir que mon frère a souffert plusieurs heures avant de mourir».
A ces témoignages se sont ajoutés, à la demande de l’accusation, les récits d’autres personnes qui ont déposé de manière anonyme, la voix déformée et l’image de leur visage floutée et pixellisée. Une procédure conforme aux règles établies par le Tribunal spécial pour le Liban, afin de protéger les témoins «en raison des problèmes de sécurité découlant de la tension qui prévaut actuellement au Liban».
Appelé également à la barre, le lieutenant Khaled Toubayli, un des pompiers qui sont intervenus sur les lieux de l’attentat. A la demande de l’accusation, il a commenté des photos montrant les services de secours à l’œuvre et indiqué le trajet qu’il avait pris pour se rendre sur le site. «Nous avons pu éteindre facilement le feu dans les voitures des particuliers, mais pas dans celles du convoi de Rafic Hariri parce qu’elles étaient blindées», a-t-il précisé. Il raconte les difficultés à venir à bout de l’incendie, qui aura nécessité plus de 2h30 d’intervention et une «énorme quantité de mousse». Toubayli, aujourd’hui retraité, raconte encore que «cette explosion était différente, elle ne ressemblait en rien aux autres feux que j’avais eu à circonscrire. C’était incroyable». Ignorant qu’il s’agissait du convoi de Hariri, il explique que son unité s’est d’abord portée au secours des employés de la banque Byblos, dont ont été extraits quatre blessés.
D’autres témoignages vont suivre, dont certains seront effectués par écrit, ou par vidéo conférence à la demande de l’accusation. Une procédure validée par le TSL.
Jenny Saleh
Les images vidéo à la loupe
Seule experte pour le moment présentée par le Bureau du procureur, Robin Fraiser, spécialiste australienne en images vidéo. Les 22 et 23
janvier, elle a scrupuleusement expliqué, avec force détails, les images «qui n’étaient pas d’une grande qualité», sur lesquelles on pouvait voir la trajectoire de la camionnette piégée Mitsubishi depuis le tunnel de l’hôtel Phoenicia, jusqu’à un endroit proche du lieu de l’attentat. Fraiser, qui a travaillé durant deux ans sur ces images, dans un laboratoire britannique, a répondu aux
nombreuses questions des juges et du procureur.
Selon l’experte, il apparaît que, malgré la
cinquantaine de caméras figurant dans le
périmètre − entre celles du Phoenicia, de la HSBC, et celles placées à l’intérieur et à l’extérieur du tunnel −, aucune n’a pu filmer l’instant de l’explosion. «A cause des obstacles rencontrés», a-t-elle soutenu.
Autre fait notable, Robin Fraiser a expliqué que les images montrent que le véhicule est d’abord passé une première fois sous le tunnel, puis une seconde fois, cinquante minutes plus tard, du côté de la marina, précédant d’environ une minute, le convoi de Hariri. L’experte avance aussi qu’après analyse, il s’avère que la camionnette roulait «dix fois moins vite» que les autres véhicules présents. Par ailleurs, Robin Fraiser précise que le camion équipé d’une bâche et enregistré par les caméras de l’hôtel Phoenicia et du tunnel, est «similaire» en plusieurs points, à celui filmé par les caméras de la HSBC. Une observation qui fera dire à Alex Milne, du bureau du procureur: «C’est à la
Chambre de première instance de tirer les
conclusions qui s’imposent».
Il n’en aura pas fallu plus pour que la défense intervienne. Restée silencieuse jusque-là avec les autres témoins, elle demande alors à procéder à un contre-interrogatoire de l’experte. Ian Edwards, l’un des avocats de Moustafa Badreddinne, l’interroge sur la différence entre les «similitudes apparentes» et les «similitudes génériques». Des questions visant à démontrer qu’il n’est pas certain qu’il s’agisse «du même véhicule» sur les différentes photos. «Je ne suis pas experte en voitures», lui répond,
prudemment, Robin Fraiser. Edwards continue sur sa lancée, demandant si «une analyse de la dimension du véhicule» a été effectuée, ou encore si l’experte savait si «le camion
transportait des explosifs ou si c’est le même qui a été utilisé durant l’explosion». Deux questions qui appelleront une réponse négative de Robin
Fraiser. Pour appuyer son propos, Edwards dévoile alors une autre image d’une camionnette similaire dans les dimensions, à celle présentée par l’accusation comme étant piégée, passée devant l’hôtel Phoenicia trente minutes avant l’explosion.
C’est ensuite Me Antoine Korkmaz, autre défenseur de Badreddine, qui a pris la parole, pour s’étonner de «l’inexistence d’images satellite» montrant l’instant de l’explosion. Ces arguments seront-ils suffisants pour démonter l’accusation?