Pendant plus d’un an, depuis son ordinateur, Khaled Makhlouf a fait chanter quidams et célébrités reconnues au Liban, enregistrés à leur insu dans des positions compromettantes. Une arnaque mise au point, depuis plusieurs années, par des individus ou des réseaux en Afrique de l’Ouest à des fins financières, qui illustre l’attrait de la société libanaise masculine pour le monde affriolant du cybersexe. Enquête dans les méandres de la Toile.
C’est dans nos boîtes mail, au début des années 2000, que le phénomène a fait son apparition. Entre les faux gains à la loterie et les appels désespérés d’anonymes, venus de continents lointains, réclamant de l’argent − procédant de la même logique −, vous retrouviez sans doute des messages aux titres et aux intitulés alléchants. L’expéditrice de ces messages est souvent une jeune femme au physique avantageux, qui souhaite chatter avec vous. Derrière ces profils factices, des «brouteurs» faisant la chasse aux «mugus». Des termes originaires d’Afrique subsaharienne, l’épicentre du phénomène, qui désignent les arnaqueurs à la traque de pigeons. Les cyber-enquêteurs parlent de scam, contraction des termes sexe et webcam. Depuis, les opérateurs d’adresses e-mail ont créé des boîtes spam qui trient pour vous ces missives malveillantes. Mais le succès des réseaux sociaux, la multiplication des moyens de communication virtuelle et l’audience des sites érotiques offrent aux maîtres chanteurs de nouveaux terrains d’action. Et le Liban a tout de la cible parfaite.
La manne de la misère affective
Ce type d’arnaque est le résultat de la rencontre entre deux misères: la misère affective et la misère économique. A chaque cible ses arnaqueurs privilégiés. Les pays francophones pour l’Afrique de l’Ouest, le continent sud-américain pour les Etats-Unis, l’Asie du Sud-Est pour le Japon et l’Australie. Au Moyen-Orient, la donne est fondamentalement identique. Dans les sociétés arabes policées, où le sexe demeure un tabou, la recherche de l’exutoire est une question d’équilibre vitale. Cet exutoire intime est accessible à l’infini en ligne. Un cocktail détonant qui se traduit dans les chiffres. Selon la société Alexa, qui comptabilise les données du trafic Internet, Facebook est le site le plus utilisé au Liban. Juste derrière les stars du Web comme Google ou YouTube et les sites d’informations locaux, les plateformes de vidéos pornographiques Xnxx et Xvideos occupent les 40e et 46e rangs. A la 54e place, trône le leader mondial du chat érotique Xhamster.
Pour compléter le panorama virtuel du pays, il faut ajouter que les applications comme Whatsapp, Viber ou Tango trustent le podium des programmes les plus téléchargés sur smartphone.
Au Liban, la soif de contacts, le royaume de l’intime et la misère affective s’entrechoquent et rendent vulnérables les plus isolés. Derrière les mastodontes du Net, les sites, les applications qui permettent de localiser les personnes désireuses de rencontres destinées à la communauté arabe, de type AdultFinder, sont en croissance exponentielle. Le schéma virtuel du Libanais fait de lui une victime potentielle, quel que soit son rang social, et la proie de maîtres chanteurs à qui des notions basiques d’informatique suffisent pour tisser sa toile.
Pas besoin d’être un hacker professionnel équipé de machines surpuissantes pour monter une arnaque à la scam. Le profil de ce type de criminel est celui d’un jeune homme aguerri aux codes des réseaux sociaux, qui passe des heures devant son écran, attendant que les victimes mordent à l’hameçon. Ce genre de maître chanteur est avant tout un pêcheur qui a lancé plusieurs appâts sur la Toile. Sur Facebook, il lui suffit de créer un faux profil agrémenté des photos d’une jeune femme à qui il attribuera un joli prénom et un nom de famille à consonance arabe, puis de rechercher sur les moteurs du site des jeunes hommes célibataires habitant au Liban.
C’est ainsi qu’a commencé Khaled Makhlouf, un jeune steward tunisien de 33 ans, né en France, travaillant pour la compagnie Fly Dubai installé aux Emirats. Son avatar s’appelait Sandra Khoury. Sur la page de garde du profil, sont affichées les photos d’une jeune femme à la chevelure rayonnante, aux formes plantureuses et au regard amoureux. Il s’est d’abord concentré sur les étudiants en université, ses premières victimes − les écoles font partie des critères de recherche proposés sur Facebook. Son deuxième réseau de prédilection, le service Whatsapp de messagerie instantanée. Grâce à l’application de référencement téléphonique Truecaller ou à d’autres annuaires libanais disponibles illégalement sur Internet, les numéros de téléphone de centaines de milliers de Libanais sont à la portée du premier venu. Makhlouf a ainsi envoyé de nombreux messages.
L’exemple Makhlouf
A l’autre bout du clavier, Makhlouf noue des contacts prétendument amoureux avec plusieurs dizaines de personnes. Lorsqu’il sent que le climat de confiance est installé, il propose alors une conversation vidéo avec son interlocuteur, en lui promettant de dévoiler son corps. En acceptant la proposition, les victimes tombent dans le piège, car en face, Makhlouf a tout préparé.
Devant son écran, la victime voit une jeune femme, en sous-vêtements affriolants, dans une pièce à la lumière tamisée. Il s’agit en fait de l’enregistrement de discussions webcams en ligne comme on en retrouve sur les chats érotiques qui pullulent sur la Toile. Sur son ordinateur à Dubaï, Makhlouf a téléchargé deux logiciels, un enregistreur vidéo et un modificateur de voix, disponibles sur n’importe quelle plateforme de téléchargement. En coordination avec les mouvements de la jeune femme qu’il diffuse, Makhlouf parle en arabe avec une voix de femme. Il les pousse à se déshabiller, à montrer leurs parties intimes à la caméra. Lorsque la victime s’est dévoilée, Makhlouf met fin au chat vidéo et lui envoie un message menaçant du type: «J’ai enregistré tes agissements. Transfère-moi une certaine somme d’argent par l’intermédiaire de Western Union ou j’envoie la vidéo à tes proches et je la diffuse sur YouTube». Le piège s’est refermé. Par peur du scandale, les victimes s’exécutent et paient.
Après s’être attaqué à des anonymes, le maître chanteur décide de frapper plus haut. Essentiellement ciblés, des chanteurs de renom, des hommes politiques de premier plan et des joueurs professionnels de plusieurs équipes libanaises de basket-ball de première division, dont des stars de la sélection nationale, nombreux, dit-on, sont tombés dans le piège (voir encadré).
Les agissements de Makhlouf auraient pu passer inaperçus si certaines de ses «victimes» n’avaient pas porté l’affaire devant la justice. Au bureau du procureur de la cour d’appel du Mont-Liban, une dizaine de dossiers de «sextorsion» avec la même personne, une certaine Sandra Khoury, qui utilise la même adresse e-mail et le même numéro de téléphone aux Emirats arabes unis. Saisi du dossier il y a près de quatre mois, le Bureau de la lutte contre les crimes informatiques et la propriété intellectuelle au sein des Forces de sécurité intérieure (FSI) a rapidement mis la main sur Makhlouf, inquiété aux Emirats arabes unis pour le même type de méfaits. Contactée par Magazine, la directrice du bureau, l’ingénieur commandant Suzan Hage Hobeiche, a refusé de répondre à nos questions, arguant que l’enquête n’était pas encore close. L’affaire semble extrêmement complexe, car Khaled Makhlouf, arrêté pendant plusieurs jours, a été relâché, donnant à cette histoire une tout autre dimension.
Julien Abi Ramia
Les dessous mystérieux de l’affaire
Le dossier Khaled Makhlouf est loin d’être clos. Embarquées dans une guerre d’audience, les émissions Hki Jeless, présentée par Joe Maalouf sur la LBCI, et Lel Nasher, animée par Tony Khalifé sur la New TV, l’ont jeté sur la place publique. Ces deux dernières semaines, ils ont rivalisé de vidéos et d’entretiens
exclusifs pour donner corps à l’affaire. La
raison de cette course à l’échalote? La
publication, il y a dix jours dans plusieurs médias, de la déposition de Khaled Makhlouf entendu le 30 octobre dernier.
Dans cette déposition, il est écrit que Makhlouf est entré en contact avec un certain Rami M. sur Facebook qui lui aurait donné les numéros de téléphone de plusieurs personnalités
nommément citées dans ce document − dont un ancien ministre, un député chrétien du
Mont-Liban et le maire d’une grande ville −, dans le but de leur soutirer de l’argent.
Toujours selon ce document, Makhlouf aurait 800 vidéos en sa possession. Or, il se trouve que comme Makhlouf, qui explique avoir été contraint de donner certains noms, Rami M., qui nie ces accusations, concédant qu’il a été victime du maître chanteur tunisien, est aujourd’hui libre de circuler.