Dans cet ouvrage intitulé Ghassan Tuéni (1926-2012), Chadia Tuéni rend hommage au mari qu’elle aime, admire et dont elle partagera les valeurs. Le journaliste, le politique, l’amateur d’art, le danseur… Un homme d’exception aux multiples facettes. Dans son interview, elle ne prétend pas cerner la personnalité de ce grand homme et en parle avec beaucoup d’amour et de pudeur.
Pourriez-vous partager avec nous tout ce que cet homme exceptionnel a été?
Le titre préféré de Ghassan Tuéni était «journaliste», et je crois qu’il l’était dans l’âme. Constamment à l’affût de l’information, il était très ambitieux pour les jeunes qui faisaient leurs études de journalisme et anxieux de les voir à la hauteur et d’assurer une bonne relève. Dans les années (90) où je l’ai connu, il n’était pas actif en politique. Il n’avait pas de responsabilités directes, mais ce sujet le passionnait. Pour lui, la politique était le devenir du citoyen et du Liban. D’ailleurs, il avait encouragé les jeunes à écrire un livre sur la citoyenneté, ses devoirs et ses responsabilités. Diplomate, il l’a été de façon ponctuelle. La diplomatie faisait part de sa façon d’être, de son lien avec les gens. La personne que j’ai côtoyée à cette période était prête à prendre «sa retraite» pour s’atteler à l’écriture. C’est à ce moment qu’il a écrit Le secret de la profession et d’autres secrets, Un siècle pour rien, Des lettres à Elias Sarkis… Il aimait concevoir la plupart de ses ouvrages avec Saad Kiwan, concepteur justement de livres. L’art, pour Ghassan Tuéni, était une seconde nature. Il aimait s’entourer de belles œuvres de peintres libanais, la musique classique russe et grecque, appréciait Brahms et Beethoven. Il aimait la vie et la prenait à bras-le-corps. Difficile à croire que c’était un bon danseur. Il aimait boire avec modération et fumer sans compter. Il avait le culte de l’amitié. Les icônes étaient essentielles dans sa vie. Au-delà de l’art, elles étaient objet de vénération…
Son parcours a été marqué par des tragédies (il a perdu sa première femme et ses trois enfants, ndlr). Il a pourtant écrit, après l’assassinat de son fils Gebran: enterrer la haine et la vengeance. D’où tenait-il cette force qui lui permettait non seulement de dépasser les épreuves, mais de «pardonner» à la vie cruelle?
De la conjugaison de plusieurs facteurs: la foi vive traduite dans le quotidien et les gestes de tous les jours, une foi vécue, son amour de la vie, son appréciation des moindres détails, la multiplicité de ses intérêts, son amour du travail bien fait. Il a dit à l’un de ses amis qui a perdu son fils que ce qui sauve c’est la foi et l’occupation… C’était un homme de réflexion mais aussi d’action. Ce qui est rare.
C’était un homme de paix et de convivialité vous dites. Comment le traduisait-il?
Il a souvent assisté à des séminaires de religions, de toutes les religions. Il était lié au groupe La communauté de saint Egidio, qui prône non seulement la paix mais le dialogue entre les religions. Plus que l’acceptation de l’autre, c’est l’amour de l’autre dans ses différences qui prime. La différence, selon lui, est source de richesse. Il a lutté contre les ghettos. C’est pourquoi, pendant la guerre, il ne s’est rallié à aucun parti, bien que, dans sa prime jeunesse, il a fait partie du PPS (Parti populaire national devenu Parti syrien national social – PSNS, ndlr), qu’il a quitté par la suite.
Quelles sont les personnalités les plus marquantes qui l’ont influencé?
Il le dit dans l’un de ses ouvrages. II parle d’Antoun Saadé dans son idée de laïcité du Liban, de Charles Malek, du philosophe Kant… Sa philosophie de vie c’était: être utile et faire face.
Malgré la diversité de ses centres d’intérêt, malgré le pouvoir qui corrompt, il était un homme plein d’amour. Quel époux a-t-il été?
Je ne sais pas comment il faisait pour donner du temps à son épouse et ses petits-enfants. Tellement il était disponible, nous avions l’impression que c’était un chômeur qui n’avait rien d’autre à faire à part nous séduire et nous dire combien il avait besoin de nous et combien nous étions importants à ses yeux… Il suffisait d’un coup de fil du journal pour qu’il replonge… Nous savions alors qu’il fallait le laisser à lui-même.
Propos recueillis par Danièle Gergès