Il y a sept ans, sa première visite à Beyrouth en tant que maire de Paris avait relancé le destin de la Maison jaune, cet immeuble, symbole architectural, image d’une guerre fratricide, situé sur la Ligne verte de démarcation à Sodeco. Le 31 janvier dernier, c’est admiratif et des plus enthousiastes que Bertrand Delanoë a découvert une Beit Beirut en devenir.
«Etre à Beyrouth, c’est du bonheur», s’exclame Bertrand Delanoë, le 31 janvier dernier, en prenant la parole au cours d’une conférence de presse à la municipalité de la ville, aux côtés de son homologue libanais, Bilal Hamad. «Je ne pouvais finir treize ans de mandat en tant que maire de Paris sans faire une visite fraternelle au Liban et à Beyrouth. Ce voyage, à moins de trois mois de mon départ, a une très forte valeur symbolique et affective. J’aime Beyrouth», déclare-t-il. Et si l’homme, à titre personnel, ne cache pas son envie d’être aux côtés des Beyrouthins, c’est bien le maire qui vient délivrer son message. «Je voulais que Paris proclame sa solidarité avec le peuple libanais, une fois de plus éprouvé, et son affection, poursuit-il. Paris qui a été enrichie de la présence des Libanais qui ont donné de la force à la ville». Puis, il reprend: «Quand le Liban réussit, c’est toute l’humanité qui réussit».
Pour sa troisième visite beyrouthine, après celles de septembre 2006 et avril 2010, Bertrand Delanoë s’est bien sûr penché sur l’évolution de l’un des plus beaux projets de coopération entre les villes de Beyrouth et Paris: la Beit Beirut. «Un projet que nous avons rêvé ensemble», souligne-t-il, et qui doit «transformer la souffrance en espérance et faire que ce lieu qui rappelle la guerre et la division, symbolise l’unité, la paix et la fraternité». Et si, pour Delanoë, le projet est déjà un succès moral et patrimonial, il se dit prêt, au nom de la mairie de Paris, à continuer le partenariat avec la municipalité de Beyrouth en ce qui concerne la vie culturelle et sociale de la Maison. «Mon engagement est total, vous le savez». «Maintenant, je n’ai plus aucun doute, la Beit Beirut vivra», conclut le maire de Paris.
De la Maison jaune à la Beit Beirut, rien n’aura vraiment été une évidence. Celle qui aurait pu devenir un parking, un siège de banque, une maison de charme, un bureau d’urbanisme ou encore un musée archéologique chapeauté par l’ambassade d’Italie, est aujourd’hui un espace culturel en devenir, symbolique à plus d’un titre, de par son architecture et sa mémoire.
De la Maison jaune …
La Maison jaune est, dans un premier temps, construite sur deux niveaux: en 1924 par Youssef Aftimos − père de la municipalité de Beyrouth ou du Grand Théâtre −, à la demande de Nicolas et Victoria Barakat. Huit ans plus tard, le jeune Fouad Kozah élabore deux autres étages et dote le bâtiment de cet avant-gardiste coin «vide» à colonnades, permettant à la lumière d’entrer de deux côtés dans les appartements, créant un immeuble en interaction avec la ville. Autre élément d’importance, Fouad Kozah utilise le béton, inexistant dans les années 20, pour continuer l’ouvrage. La Maison jaune «raconte toute la période de transition vers la modernité, période très particulière dans la ville de Beyrouth», expliquait Youssef Haïdar, architecte chargé du projet de la Beit Beirut, à Magazine, il y a quatre ans. Sa richesse, c’est également les traces de la guerre libanaise, lisibles dans ses entrailles et sur sa façade». En 1997, l’immeuble Barakat est pourtant voué à un démantèlement certain. Il a fallu la ténacité d’une femme, Mona Hallak, épaulée par une armada de personnalités différentes, pour permettre à la Maison jaune de survivre et de changer de destinée. En 2003, elle est enfin expropriée par la municipalité de Beyrouth qui en devient propriétaire. Après quelques propositions, c’est bien la visite du maire de Paris, Bertrand Delanoë, en septembre 2006, qui enclenche le projet de la Beit Beirut, scellé par un partenariat en 2008 entre les villes de Beyrouth et de Paris, cette dernière faisant profiter la première de son expertise en la matière. Il restait à savoir comment la Maison jaune allait être réhabilitée. «Certains ont eu peur que l’ambiance soit trop lourde. Peu importe qu’elle le soit, ce n’est pas un problème, on veut donner aux gens une expérience sentimentale, affirme Mona Hallak, membre du comité scientifique du projet. Nous voulons que les visiteurs du musée ressortent différents, transformés. Il n’y avait pas besoin de faire un monument pour la guerre civile, celui là est parfait, fait par les Libanais pour tuer».
Les avis divergent entre les partisans souhaitant garder le bâtiment intact et les adeptes d’une rénovation de fond, estimant qu’il est plus simple de garder la façade et de tout refaire à neuf. Finalement, l’intégralité de la structure, à quelques exceptions près (notamment les escaliers de service qui ont fait la réputation de Fouad Kozah), est sauvegardée, un bâtiment neuf devant s’élever dans la cour de derrière. Depuis, on attendait avec impatience la mise en route des travaux. Ce fut chose faite, le 2 octobre 2012, avec la pose symbolique de la première pierre du projet.
… à la Beit Beirut
Entrer dans la Maison jaune, c’est toujours un moment à part. Au-delà de la rareté de l’événement, une émotion certaine s’empare de tout visiteur. Cet antre des snipers d’autrefois, cet antre symbolique de la guerre civile, de sa souffrance a-t-il changé depuis le début de sa réhabilitation il y a un an? Et une fois à l’intérieur de la Beit Beirut, après seulement quelques pas, Bertrand Delanoë ne cache pas son enthousiasme. «Quand on voit ça, c’est exceptionnel, lance-t-il. Il y avait l’intuition, maintenant on y est. Ce que l’on voit ici n’existe pas ailleurs. C’est unique au monde». C’est Youssef Haïdar, toujours affublé de son chapeau, qui conduit la visite. Au sous-sol, devraient prendre place un auditorium, une bibliothèque et des espaces consacrés aux chercheurs. Quant au rez-de-chaussée, on y trouvera un espace d’accueil, une cafeteria, des salles de lecture et un espace multimédia. Les quelques rideaux de fer criblés d’impact ont été enlevés, des piliers viennent renforcer les fondations et la façade est égale à elle-même à l’exception de futures prothèses qui devraient panser certaines plaies. «Nous avons eu cette idée pour humaniser le bâtiment sans pour autant lui faire un lifting», explique l’architecte en chef, qui éprouve une grande émotion et beaucoup de plaisir à travailler sur ce projet d’une vie. La cour, elle, en l’état, n’est plus qu’un trou béant d’une dizaine de mètres. Si avant le début des travaux, l’accès aux étages supérieurs se faisait par les escaliers de service, aujourd’hui enlevés pour permettre l’élaboration du nouveau bâtiment, c’est par des escaliers temporaires extérieurs que les visiteurs du jour arrivent au premier étage. Cet étage dont nous parlait l’artiste Rita Aoun dans un précédent reportage. «En entrant, je vois cette chose horrible, magnifique, ô combien expressive de ce mur de sable avec ces meurtrières dont on imagine les combattants en train de viser en face. C’était fascinant d’être replongée dans la guerre civile, d’imaginer une journée banale de la guerre avec ces combattants». Ici, tout a été gardé en l’état, l’étage étant d’ailleurs d’ores et déjà rénové. Il sera consacré à la facette mémorielle du musée, proposant au public, notamment, toutes les archives de l’ancien locataire, le Dr Négib Schemali (documents en tout genre, photographies, correspondances, etc.). Les traces de la guerre y seront bien présentes. La chambre contenant les sacs de sable sera fermée au public, mais visible par une plaque en verre. Quant à l’incroyable bunker aux trois meurtrières, il sera accessible. «On ne peut pas parler de mémoire sans parler d’Histoire», poursuit Youssef Haïdar, en évoquant le deuxième étage. Ce dernier sera donc destiné à l’histoire contemporaine de Beyrouth, son passage à la modernité, une période allant de la construction de la maison à la guerre civile. Le troisième étage, c’est celui qui a subi le plus de transformations. Les cloisons des pièces ayant été détruites pour créer un espace ouvert d’exposition. Il reste à évoquer le toit terrasse, qui sera doté d’un jardin et d’un restaurant situé dans le nouveau bâtiment. Ce dernier accueillera également un observatoire urbain, outil d’exception qui sera mis au profit des projets d’urbanisme de la ville (monitoring, recueil de données, conseils, etc.).
«C’est la plus enthousiaste de mes trois visites. Bravo», se réjouit le maire de Paris. Je suis très admiratif. Je ne pensais pas que la richesse de ce lieu serait aussi grande. Je sens ici une âme. Je suis baba, lance Bertrand Delanoë. J’avais compris que c’était un lieu de drame, mais c’est maintenant que je vois tous les aspects du drame et de l’espérance. On ne peut comprendre que lorsqu’on est dedans. Je sens un lien unique entre la souffrance, le conflit exacerbé et le potentiel extraordinaire, que nous avons fait naître. Comment ce symbole de la guerre et de la division a été transformé en un lieu d’unité».
Et pour comprendre, il faudra encore un peu patienter. La Beit Beirut devrait ouvrir ses portes début 2015.
Delphine Darmency
Le combat d’une vie
Le combat pour la préservation de la Maison jaune avait commencé le 4 septembre 1997, alors qu’une jeune architecte, Mona Hallak, avait constaté des changements sur la façade. Epaulée par la presse locale, elle avait réussi à convaincre le mouhafez et le ministre de la Culture de l’époque d’interrompre la
démolition, grâce à l’intervention de Ghassan Tuéni. Bien qu’en 1999, la famille Barakat,
propriétaire de l’immeuble, s’empare du Conseil d’Etat, l’architecte, accompagnée d’un groupe d’activistes, lance une nouvelle offensive, s’entretient avec le Premier ministre Salim el-Hoss, réunit quelque 860 messages de soutien, qu’elle envoie au président de la République, Emile Lahoud, et remporte enfin la bataille. Puis sa collaboration avec le
gouverneur de Beyrouth, Yaacoub Sarraf, aboutira à l’expropriation du bâtiment en 2003, après avoir obtenu le soutien des Français
et des Italiens.