Magazine Le Mensuel

Nº 2940 du vendredi 14 mars 2014

Semaine politique

Les religieuses de Maaloula libres. Comment Abbas Ibrahim a négocié

La pression militaire de l’armée syrienne à Yabroud a obligé le commando jihadiste, qui détenait sur place les religieuses de Maaloula, à accepter le deal sponsorisé par le Qatar et concocté par Abbas Ibrahim auprès des autorités à Damas. Magazine déroule le récit de trois mois de négociations serrées auxquelles ont pris part une multitude d’acteurs.

Un deuxième succès qui en appelle un troisième. Après avoir obtenu la libération des pèlerins chiites d’Aazaz en octobre dernier, le chef de la Sûreté générale, le général Abbas Ibrahim, et le chef des services de renseignements du Qatar, Ghanem el-Kubeissi, ont récupéré dans la nuit de dimanche à lundi, les treize religieuses et les trois auxiliaires du monastère grec-orthodoxe de Sainte-Thècle. Prochain dossier, celui des évêques Youhanna Ibrahim et Boulos Yazigi (voir encadré). Grâce à la mobilisation de la hiérarchie ecclésiale, du Saint-Siège au Vatican jusque dans les diocèses les plus reculés du Liban et de Syrie, l’affaire Maaloula était devenue le symbole du sort des chrétiens de la région. A l’ombre de la grandiloquence des déclarations d’intention, la realpolitik a fait son œuvre. Les ravisseurs kidnappent pour négocier. On ne brûle pas ses cartes maîtresses, on les monnaie. Les enregistrements vidéo des sœurs, visiblement bien traitées et en bonne santé, en furent la preuve. Dès lors, l’issue de cette affaire était acquise.
 

Le contact Haswani
Priorité, identifier les interlocuteurs. Le premier est apparu quelques heures après l’enlèvement des religieuses, le 3 décembre dernier. Il s’agit d’Abou Azzam el-Kuwaïti, le numéro deux de la filiale du Front al-Nosra au Qalamoun, dirigée par le dénommé Abou Malek el-Toulli. Dans ses quartiers de Yabroud, l’émir envoie des signaux positifs. Les sœurs de Maaloula ne sont pas des otages, mais des hôtes. Le filet est lancé. L’opposant syrien, le chrétien Michel Kilo, donne corps au message des ravisseurs. Il indique que les religieuses ont été transportées chez un ami à Yabroud. Cet ami est un homme d’affaires syrien, Georges Haswani. Petit retour en arrière. Après avoir récupéré les treize sœurs et leurs trois auxiliaires à Maaloula, la brigade al-Sarkha, dirigée par Misqal Hamama, qui combat sous la bannière du Front, les exfiltre dans la région du Qalamoun où, après plusieurs changements de refuges, se trouve donc la villa de trois étages appartenant à Haswani. Le commerçant, qui s’est lié avec la rébellion et a maintenu ses relations avec les autorités locales loyales au régime, se propose de jouer les médiateurs.
De son côté, Abou Azzam élargit le filet. Il approche d’abord le chef du bureau des Nations unies à Damas, Mokhtar Lamani. Les deux hommes se parlent sur Skype. Le représentant de l’Onu explique qu’il ne peut pas se rendre à Yabroud, d’autant que le Front al-Nosra est considéré organisation terroriste. Impossible pour un représentant des Nations unies, qui a informé ses supérieurs à New York, de discuter avec lui. Kuwaïti se retourne alors vers Haswani qui, entre-temps, a pris contact avec Abbas Ibrahim. Toujours sur Skype, l’émissaire d’al-Nosra fait part de ses exigences à l’homme d’affaires qui, avec Ibrahim, les transmet aux autorités syriennes. L’organisation demande la libération de centaines de prisonnières arrêtées par l’armée régulière syrienne pendant les combats. Ce va-et-vient durera plusieurs jours. Les autorités syriennes ne cèdent pas et lors de ses contacts vidéo sur Internet, Kuwaïti arbore une veste bourrée d’explosifs. Pour le chef de la Sûreté générale, l’essentiel est de garder le contact avec les ravisseurs.

 

Qui est Saja el-Dulaimi?
Haswani soigne les soixante geôliers et leurs seize «invitées» qui se sont installés chez lui. C’est lui qui assumera leurs frais comme un logeur avec ses locataires -vêtements chauds, nourriture, chauffage et médicaments. Entre les deux parties, les relations se détendent durablement. Au départ, Kuwaïti présente une liste de près de 300 noms de détenues. Il la réduira à 138, toutes membres des familles des combattants les plus gradés postés dans la région du Qalamoun. Il ajoutera un nom, celui de la Tchétchène Saja Hamid el-Dulaimi, épouse d’un Irakien, membre important d’al-Qaïda, que les autorités syriennes détiennent avec trois de ses enfants. La liste est transmise à qui de droit. Damas refuse de libérer Dulaimi parce qu’elle n’est pas syrienne. Sur cette liste des 138, les autorités affirment qu’elles n’en détiennent que 66. Dix d’entre elles ont déjà été relâchées et vingt-trois peuvent être libérées. Mais le fait que Kuwaïti ne répond jamais aux contre-offres et son insistance à défendre la cause de Dulaïmi, dont l’époux n’est pas membre d’al-Nosra, fait tiquer les médiateurs. Une autre partie semble être entrée dans la danse.
A la fin du mois de janvier, Abbas Ibrahim estime que les négociations piétinent. Il est temps de faire appel à la seule partie capable d’influer sur l’action d’al-Nosra, le Qatar. Les premiers médiateurs qataris atterrissent au Liban, début février, et sont amenés dans les montagnes de Ersal pour discuter directement avec les kidnappeurs. Pas de progrès tangible. Pire, les ravisseurs surenchérissent. Ils réclament alors la libération d’un millier de détenues emprisonnées en Syrie et près de cent cinquante islamistes qui croupissent à Roumié. Les autorités syriennes refusent; les autorités libanaises, sous la férule du président Michel Sleiman, de l’ancien Premier ministre Najib Mikati et de Abbas Ibrahim, également. Cette demande mirobolante casse la dynamique des négociations. Les contacts sont maintenus grâce aux médiateurs qataris mais jusque-là, le rapport de force entre Damas et al-Nosra n’a pas évolué. Les tergiversations ont duré jusqu’à fin février.

 

Le terrain change la donne
A Aazaz, ce sont les avancées de l’armée syrienne et des forces alliées du Hezbollah dans la région qui ont obligé les ravisseurs à baisser le niveau de leurs revendications. Après tout, ils doivent bien obtenir quelque chose. A Yabroud, un schéma identique s’est mis en place. Il y a deux semaines, l’offensive des forces loyalistes a dispersé les 10 000 combattants qui avaient investi la région du Qalamoun. Hamama, le kidnappeur, est tué au combat. L’étau se resserre autour de l’immeuble de Haswani où sont toujours logées les religieuses. La semaine dernière, les collines autour des fermes de Rima, à quelques encablures de Yabroud, tombent sous le contrôle de la Garde républicaine syrienne et du Hezbollah. Les geôliers décident alors de séparer les seize otages en plusieurs petits groupes et de les exfiltrer à différents endroits.
Le 7 février, sur ordre de Kuwaïti, Abou Yazin, leader des brigades al-Ghouraba postées au Qalamoun, prend contact avec les médiateurs qataris. En échange de la libération des sœurs de Maaloula, il réclame seize millions de dollars, la libération des détenues des prisons de Syrie et de la famille Dulaimi. Les Qataris acceptent de payer et les autorités syriennes de libérer les détenues. Abou Yazin réclame également un cessez-le-feu à Yabroud et l’exfiltration de 1 500 combattants à Rankous, au sud de Yabroud, et à Ersal, mais Damas refuse. Abou Yazin finit par accepter le deal. L’échange a lieu dimanche en trois temps. Abbas Ibrahim et Ghanem el-Kubeissi récupèreront les religieuses dans les montagnes de Ersal, près du village syrien de Flita, à quelques kilomètres à l’ouest de Yabroud. En échange, les Qataris donneront les seize millions de dollars. Abbas Ibrahim indiquera plus tard qu’aucune somme n’a été versée. Ensuite, ils se feront livrer les 150 prisonnières à Jdeidet Yabous, un village frontalier traversé par l’autoroute Beyrouth-Damas que les ravisseurs récupèreront par la suite.
Les deux premières étapes se déroulent à merveille. A 17h40, une trentaine de voitures de la Sûreté générale entrent dans Ersal. Les moniales sont libérées et récupérées. L’argent est donné, mais à la dernière minute, les ravisseurs demandent que les prisonniers soient exfiltrés non pas à Jdeidet Yabous, mais à Ersal. Les Qataris appellent leurs interlocuteurs à respecter le deal. Ils s’exécuteront. Au bout de neuf heures de route entre Flita et Jdeidet Yabous, les religieuses convoyées passent la frontière.
Visiblement extrêmement fatiguée, la mère supérieure du couvent, Pélagia Sayyaf, remerciera le président syrien, Bachar el-Assad, l’émir du Qatar, cheikh Tamim Ben Hamad, le patriarche grec-orthodoxe d’Antioche, Youhanna X Yazigi et le général Abbas Ibrahim.

Julien Abi Ramia
 

Le sort des deux évêques
On est toujours sans nouvelles de Paolo Dall’Oglio, prêtre jésuite disparu en août 2013, alors qu’il était parti négocier la libération d’otages syriens et occidentaux à Rakka, dans le nord-est de Syrie et des deux évêques d’Alep, Mgr Boulos Yazigi, chef du diocèse grec-orthodoxe et Mgr Youhanna Ibrahim, chef du diocèse syriaque orthodoxe, enlevés le 22 avril 2013 à Kfar Daël.
Abbas Ibrahim a indiqué qu’il ferait «tout pour que les deux évêques soient libérés. Les efforts se poursuivent», ajoute-t-il. Dans un communiqué saluant la libération des religieuses de Maaloula, le ministère russe des Affaires étrangères assure œuvrer dans ce sens. Par ailleurs, la diplomatie turque a qualifié «d’infondées et trompeuses» les rumeurs ayant circulé ces derniers jours selon lesquelles les deux métropolites d’Alep enlevés en avril dernier seraient détenus par des militants tchétchènes hors de Syrie, sur le territoire turc, sous la couverture des services d’Ankara.

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