S’il y a un artisanat dont les Libanais sont fiers d’en faire cadeau à tous les chefs d’Etat en visite au Pays du Cèdre, c’est bien la coutellerie de Jezzine. Mais la tradition ancestrale est, aujourd’hui, bel et bien en péril. Il ne reste plus qu’un irréductible, Abou Edmond, pour perpétuer le travail de la corne.
Besoin d’air, de nature, Jezzine, petit village du Sud à quelques kilomètres en hauteur de Saïda, est une étape parfaite sur la route du lac Qaraoun ou après une échappée dans le Chouf pour découvrir Deir el-Qamar et le Palais de Beiteddine. On y va pour sa cascade haute de quarante mètres − la 5e plus haute du monde, indique-t-on avec fierté −, sa kebbé, entre autres, et son vieux souk dans la rue Sed où l’on trouve les échoppes spécialisées dans l’art de la coutellerie. Un art, car à l’origine tout était fait main. Mais les années ont passé et les traditions se sont effilochées.
La naissance d’un artisanat
«La tradition de cet artisanat de Jezzine remonte aux années 1770 lorsque la famille Haddad s’est installée dans le village, raconte Christina Haddad, qui tient une boutique du même nom à Beyrouth. C’était tout d’abord un travail familial. Si, au départ, les artisans travaillèrent des épées, des poignards et des fusils avec de la corne de buffles et des os, c’est en 1930 que la famille s’est spécialisée dans la coutellerie et dans les services de table». Pour ceux qui ne connaissent pas encore les détails de la coutellerie de Jezzine, sa spécificité ne tient pas à la lame en argent ou en acier inoxydable à proprement parler importée d’Italie ou de France. L’artisanat se concentre sur l’élément décoratif qui la surmonte, façonné à l’origine dans des cornes de moutons, chèvres et buffles et représentant un oiseau, le légendaire phénix, dit-on. «La sculpture de l’oiseau est symbolique, reprend Mme Haddad. Même si, avec le temps, les décorations peuvent se diversifier, l’oiseau reste le même. Pour la petite histoire, poursuit-elle, on raconte que l’aïeul de la famille était installé sous un arbre lorsqu’un oiseau s’est posé près de lui. Il a alors commencé à le sculpter dans une pièce de bois». La tradition était née et a perduré à ce jour, de génération en génération, si bien que cet art est entré dans l’histoire du pays et a traversé ses frontières, donnant aux autorités libanaises de prestigieux cadeaux à offrir à leurs hôtes couronnés ou chefs d’Etat. Ainsi Jacques Chirac, George W. Bush, Fidel Castro, les papes Jean Paul II ou Benoît XVI et bien d’autres, ont reçu ce présent, fabriqué par la famille Haddad. Seul problème… depuis une quinzaine d’années, il ne s’agit plus de sets élaborés dans de la corne, mais à base d’un savant mélange de poudres d’os et de cellulose.
A Jezzine, dans la rue principale du vieux souk, il ne reste plus que Joseph Aoun, affectueusement appelé par son entourage Abou Edmond, pour perpétuer la tradition 100% artisanale. Dans sa petite échoppe où se niche son atelier dans l’arrière-boutique, il n’a de cesse de ressasser les belles années. «Nostalgique? Bien sûr que je le suis. Ce métier, c’était une mine d’or. Dans les années 50-60, quelque 35 ateliers faisaient travailler plus de 150 personnes, affirme-t-il. Notre artisanat était jadis si important que de 1965 à 1984, j’ai parcouru les foires d’Europe pour montrer nos produits, se souvient-il. J’aime ce travail. J’aime façonner la corne pour créer quelque chose de beau. J’ai commencé dans le métier il y a une cinquantaine d’années, j’avais alors 23 ans, mon grand frère travaillait dans la coutellerie, ce qui m’a poussé à m’y lancer». Abou Edmond est actuellement président de la coopérative de l’artisanat de Jezzine qui regroupe onze ateliers de coutellerie du village. Son constat est sans appel: «Il n’y a plus de nouvelle génération pour apprendre ce métier», regrette-t-il. Pour autant, l’artisan est rassuré que sa propre progéniture n’ait pas souhaité reprendre la suite. «Je suis content que mes enfants n’aient pas suivi cette voie et qu’ils soient devenus médecin, architecte ou ingénieur. Ils sont tous éduqués, qu’est-ce qu’ils iraient faire dans ce métier? Je ne peux pas moi-même en vivre uniquement», précise-t-il.
Attristé mais pas défaitiste, le vieil homme reste combatif et pragmatique. Il est certain que cette tradition artisanale a encore un avenir. Si la résine est apparue, il y a quelques années, permettant de faciliter l’art de la coutellerie de Jezzine, il ne la considère pourtant pas comme sa pire ennemie et en vend d’ailleurs quelques sets dans sa boutique. «Je ne suis pas contre la résine, assure-t-il. Les gens veulent ce qui est moins cher, je ne peux pas leur en vouloir. C’est normal. Mais je souhaite qu’on renforce notre spécificité traditionnelle pour le marché extérieur, pour pérenniser le métier. La coutellerie en résine n’a aucune valeur ajoutée à l’étranger par rapport à la Chine».
Divergences générationnelles
Dans la pénombre de son atelier, il explique la différence de travail entre des articles façonnés dans la corne ou à base de résine. «La fabrication à base de résine a l’avantage d’être plus simple, plus rapide et moins chère pour les clients, indique Abou Edmond. On saute les deux premières étapes de la fabrication traditionnelle. Celle qui consiste à mettre la corne dans le feu pour pouvoir la façonner puis la tailler grossièrement. Dans les deux cas, le travail manuel est inévitable, même si certains utilisent des machines, je travaille toujours avec des outils. Pour ainsi dire, conclut-il, les couteaux à base de corne sont à 100% artisanaux, alors qu’avec la résine, ils ne le sont qu’à 50%». Et que la corne, d’après Abou Edmond, soit plus résistante que la résine, Christina Haddad n’est pas de cet avis. «Nous nous sommes aperçus qu’avec le temps, la corne se fissurait, souligne-t-elle. Depuis une vingtaine d’années, nous utilisons un mélange de poudre d’os et de celluloses (ce dernier composant permettant de varier les couleurs des produits finis). C’était une solution pour que les couteaux soient mieux entretenus». Mais le véritable argument de ce changement de cap est ailleurs. «Le travail de la corne est difficile et demande des heures de patience. Nous avons une forte demande à laquelle il faut répondre. Il faut vivre avec son temps. Pour moi, c’est une amélioration», commente-t-elle, précisant d’autre part que chaque pièce estampillée Haddad est faite à la main: «Les différentes parties de la sculpture sont moulées puis assemblées à la main. Quant à la décoration − qui n’est pas de la peinture mais des incrustations de cuivre et d’os colorés −, la brillance et le nettoyage des pièces sont également réalisés manuellement».
Ce nouveau procédé permet plus de fantaisie et ouvre la voie à de nouvelles créations colorées. Si la corne arbore des couleurs noires et miel (chaque pièce étant unique), la boutique Haddad de Beyrouth présente mille et une variations, osant même quelques tons innovants, à la limite du fluorescent. Et surprise! Parmi la gamme de produits, on retrouve des pièces imitation «corne», mais surtout des articles uniques sculptés dans la nacre par les deux cousins Haddad, Samir et Soheil, dans leurs quatre-vingtième années. On ne peut alors que regretter de ne pas trouver une sélection «prestige», unique, élaborée en corne, comme le veut la tradition ancestrale dont leurs pères étaient les fiers représentants. Celui de Samir a d’ailleurs toujours un œil sur la boutique, son portrait trônant au-dessus du bureau. Une peinture que l’on retrouve sur un timbre sorti en 1974, consacré aux artisanats libanais. «Il est vrai que le travail de la corne était certes magnifique, plus authentique et plus artistique, finit par concéder Christina Haddad. Mais, malheureusement, le travail à l’ancienne prend du temps». Du temps que les nouvelles générations ne s’octroient plus.
«Bien sûr que je suis triste, réagit Abou Edmond. Ce serait une catastrophe pour Jezzine et pour le Liban qu’il n’y ait plus d’artisanat. Quand la tradition mourra, qu’offrirons-nous aux chefs d’Etat qui viendraient au Liban?, demande-t-il. Nous avons frappé à toutes les portes, mais personne ne prend en compte l’artisanat». L’objectif aujourd’hui du président de la coopérative de l’Artisanat de Jezzine (dont ne font pas partie Samir et Soheil Haddad) est d’ouvrir une boutique à Beyrouth (financée par des ONG ou des établissements publics) pour doter la coopérative d’un nouveau marché, avant de sauter l’univers international. Une tentative qui vise, certes, plutôt à vendre des produits à base de résine, puisque seul Abou Edmond continue à faire de la corne, mais sait-on jamais, la mode est à la nostalgie, au temps passé et aux savoir-faire traditionnels. A quand une école d’artisanat à Jezzine?
Delphine Darmency