La tension est montée à Bourj Hammoud, après un triste incident ayant dégénéré en affrontements entre Arméniens et Kurdes, forçant les forces de sécurité à se déployer autour du quartier. Chez les habitants, les sentiments sont partagés entre colère pour les uns et incompréhension pour les autres.
A Bourj Hammoud, une série de violents événements a ôté son charme à ce quartier populaire du nord de la capitale. A l’agitation charmante de l’endroit s’est substitué un calme inquiétant. Du quartier familial arménien, édulcoré par une diversité de nationalités unique au Liban, il ne reste plus ces jours-ci que des magasins fermés et des rondes de policiers. Dans ce quartier où sont concentrés de nombreux étrangers, on était plus habitué à la cohabitation qu’à l’affrontement.
Tout a basculé samedi 17 mai, lorsqu’un individu, Syrien d’origine kurde, harcèle verbalement une jeune femme dans un supermarché du quartier. Son fiancé, Libanais d’origine arménienne, s’interpose. Les échauffourées éclatent, encouragées par les amis respectifs des deux individus qui s’agglutinent autour d’eux. Après de violents échanges verbaux et physiques, le jeune Syrien parvient à s’échapper pour se réfugier quelques mètres plus loin dans l’appartement où vit sa famille. Ses assaillants le suivent, entourent l’immeuble et tentent de forcer la porte. Un des frères du jeune Kurde jette alors une bouteille de gaz par-dessus la terrasse, qu’un habitant du quartier reçoit sur la tête et tombe inconscient. La vidéo de cette scène, filmée depuis une fenêtre faisant face à l’immeuble, est devenue virale sur Internet. L’individu blessé, Elias Kalach, a été conduit aux urgences. Selon les proches de la famille, il est dans un coma profond, son état vacillant au gré des jours. «Tout le monde connaît Elias dans le quartier. C’est un homme bon qui tient une boutique de réparation de climatisations. Je n’étais pas là au moment du drame, mais je peux vous assurer qu’il était là-bas à ce moment pour calmer les jeunes gens qui entouraient l’immeuble», affirme Vahan Chammassian, propriétaire d’une argenterie située à une cinquantaine de mètres des lieux du crime.
L’agression de cet homme sans histoire, plutôt qu’un des jeunes participants à la dispute, a renforcé la colère des habitants du quartier. «Je saluais Elias tous les matins en allant au café et tous les soirs en rentrant à la maison. Il était connu de tous et très apprécié dans le quartier. Son agression a choqué tout le monde, à commencer par les jeunes», explique Marc-Aryan, gérant du café Hajj. «Après les événements de l’autre soir, tous les magasins tenus par des Syriens ou des Kurdes sont fermés. Même ici, les Kurdes, qui sont pourtant âgés et habitués des lieux, ne viennent plus jouer à la belote», ajoute-t-il. Les «événements» de l’autre soir, dont parle Marc-Aryan, sont en fait des pogroms organisés par des jeunes contre les étrangers, particulièrement kurdes et syriens.
Répression systématique
Le lendemain du fâcheux incident, des centaines de jeunes individus sont descendus dans la rue, furieux, dans le but de se venger. Bloquant les chemins menant à Bourj Hammoud, ils ont arrêté et contrôlé tous ceux qui, selon eux, paraissaient suspects, agressant principalement Kurdes et Syriens. Hussein, Irakien, propriétaire depuis dix ans d’un salon de coiffure aux abords de Bourj Hammoud, sous le pont de Nabaa, a été témoin de la scène. «Une bonne centaine de jeunes ont coupé la route et commencé à contrôler les gens. Certains avaient des couteaux, j’en ai même vu un porter un sabre à la main», affirme-t-il. Les pogroms ont duré environ une demi-heure, à toutes les entrées du quartier, de Nabaa en passant par Dora et Saint-Joseph, jusqu’à ce que les forces de sécurité se déploient massivement et dispersent la foule. Rami, lui, est de ceux qui ont subi ces violences. Le visage tout boursoufflé, il dit s’être fait agresser par cinq personnes. Depuis, il est cloîtré chez lui, pris entre la peur et l’incompréhension. Il a refusé de se faire prendre en photo, de peur des représailles. «Je suis syrien, même pas kurde. Je vis à Bourj Hammoud depuis trois ans sans faire d’histoire. Je vais au travail tous les jours, je rentre chez moi, mange, dors, et recommence le lendemain. Demandez à mes voisins arméniens, tout le monde me connaît et m’apprécie ici. Jamais je n’irais manquer de respect à la fiancée d’un autre, alors pourquoi me visent-ils moi?».
A cette question, Hagop, un jeune Libanais d’origine arménienne, qui pourtant a refusé de se joindre au pogrom, répond que les jeunes natifs de Bourj Hammoud se sentent pris au piège par l’afflux toujours plus important d’étrangers dans leur quartier. «Si je veux travailler, on me refusera et me dira que pour ce travail, un Syrien acceptera un salaire de misère. C’est pareil pour les loyers qui, du fait de la forte demande, ont augmenté de deux cents dollars en un rien de temps», déplore-t-il.
Pour mettre un terme aux violences, les forces de sécurité se sont déployées massivement dans la soirée qui a suivi les pogroms, invitant vivement les habitants, Libanais et Syriens, à rentrer chez eux. Depuis, des rondes sont effectuées régulièrement dans le quartier. En plus d’assurer la sécurité, la police oblige tous les magasins tenus par des Syriens à fermer. Une troupe d’une dizaine de policiers ont ainsi fermé devant moi un magasin de téléphonie mobile. L’opération a duré moins d’une minute. Le gérant du magasin en question, perplexe, n’a pas souhaité s’exprimer. D’autres Syriens ferment boutique de leur propre chef, craignant de nouvelles vagues de répression. Mohammad tient, lui aussi, un magasin de télécom, mais à l’embouchure de Nabaa. «Le quartier est très peuplé d’Arméniens. Pour cela, je ferme le plus clair de la journée, pour rouvrir seulement aux heures de pointe», affirme-t-il. Mardi, les autorités ont imposé un couvre-feu aux étrangers, invitant les Libanais à se munir de leurs pièces d’identité. Instauré pour une durée indéterminée, ce couvre-feu symbolise l’inquiétude et la méfiance qui se sont installées chez les habitants de Bourj Hammoud, toutes nationalités confondues.
Elie-Louis Tourny
Une tour de Babel
Bourj Hammoud est l’une des banlieues les plus peuplées de Beyrouth. Connu comme étant le bastion de la communauté
arménienne, ce quartier a vu arriver ces dernières années un afflux important de gens de toutes nationalités et religions, dont les Kurdes. Certains sont originaires de Syrie, d’autres ont acquis la nationalité libanaise au début des années quatre-vingt-dix, à la suite de la guerre civile.