Magazine Le Mensuel

Nº 2965 du vendredi 5 septembre 2014

general

Communautés. Fortes tensions sous contrôle

Après les poursuites engagées par le ministre de la Justice, Achraf Rifi, contre l’incendiaire du drapeau de l’Etat islamique à Achrafié, les représailles contre les symboles chrétiens se sont multipliées, notamment à Tripoli.

L’escalade des tensions religieuses, sciemment orchestrée, vise clairement à délégitimer la mobilisation contre le terrorisme islamiste.
Le 5 août dernier, à l’initiative du Courant patriotique libre (CPL), des sit-in de solidarité avec l’armée aux prises avec les jihadistes de l’Etat islamique à Ersal ont été organisés sur l’ensemble du territoire. Place Sassine à Achrafié, dans la foule des manifestants, un jeune homme porte sous le bras une affiche en papier. Y est imprimée la reproduction du drapeau noir de l’Etat islamique. Devant l’objectif d’un appareil photo, il déroule l’affiche et la brûle. Des badauds se précipiteront vers lui en lui intimant de ne pas le faire. L’acte de provocation est inutile et malvenu, lui diront-ils. Le soir même, la photo est publiée sur les réseaux sociaux. Elle circulera pendant plus de trois semaines, le temps d’enflammer la Toile qui se divise en deux camps. Entre ceux qui appellent à la destruction de l’ennemi terroriste et ceux qui y voient une profanation des Saintes Ecritures du Coran. Devant son écran d’ordinateur, Achraf Rifi a choisi son camp. Le 30 août, le ministre de la Justice appelle le procureur général près la Cour de cassation, le juge Samir Hammoud, à engager des poursuites contre les responsables de cet acte en vue de les arrêter.
Rifi justifie sa décision en expliquant que les inscriptions religieuses − «Il n’y a d’autre dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète» − que l’Etat islamique affiche sur son étendard, ont été insultées. Ici débute la confusion. En mettant en avant l’idée du blasphème, le ministre de la Justice prétend que c’est le Coran qui a été brûlé. Deux problèmes se posent. D’abord, celui de l’intention. Si, comme Rifi le présuppose, le jeune homme en question voulait signifier sa haine des musulmans, il aurait choisi des symboles islamiques moins ambigus. C’est à l’enquête du juge Hammoud de déterminer cela. Plus inquiétant, c’est justement sur la base d’une interprétation particulière du Coran que l’Etat islamique justifie ses actions.
Le député Moustafa Allouche clarifie la position du ministre. «Qu’un groupuscule terroriste s’approprie un symbole religieux ne signifie pas qu’on peut y porter atteinte, tout comme certaines milices s’appropriaient des symboles chrétiens durant la guerre, et je comprends la décision d’Achraf Rifi en ce sens». Plusieurs députés du parti aouniste sont montés au créneau pour défendre les jeunes qui apparaissent sur cette photo. L’avocat et député Ibrahim Kanaan a même annoncé qu’il se chargeait de les défendre.
Cette affaire a également provoqué un tollé sur les réseaux sociaux. Plusieurs internautes se sont dit «choqués» par la décision de Rifi, critiquant sévèrement le ministre: «On est à Mossoul ou à Beyrouth?», s’est demandé un internaute sur Facebook. «Brûlons le portrait de Rifi à la place du drapeau de Daech», a proposé un autre.
Quelques heures après les poursuites annoncées par Rifi, une autre photo commence à circuler. On y voit deux croix de bois, posées au sol, brûlant, sur fond de drapeau de l’Etat islamique. Cette photo aurait été prise à Tripoli, plus précisément dans le quartier de Bab el-Tebbané, disent-ils. L’escalade se poursuit à marche forcée.

 

La haine religieuse
Un petit tour dans les dédales des réseaux sociaux suffit à mesurer la haine communautaire qui y sévit. Dans l’univers de la parole libérée, le ressentiment des chrétiens les plus excités envers les sunnites et celui des sunnites les plus échevelés envers les chrétiens sont une réalité. Une réalité que les politiques ont indirectement alimentée et plus directement épousée.
Pour les chrétiens, le flux des réfugiés syriens a nourri un vif sentiment d’invasion. L’exode et le massacre des chrétiens en Irak et en Syrie ont progressivement instillé l’idée qu’ils sont devenus des cibles. Il faut ajouter à cela l’impuissance politique des leaders chrétiens du Liban, incapables de combler le vide présidentiel, et le sentiment que l’Occident, à la botte des pétromonarchies du Golfe, les a définitivement abandonnés, pour compléter le tableau. Les chrétiens sont en résistance offensive.
Pour les sunnites, l’exil forcé de leur leader naturel Saad Hariri a réveillé les consciences. Avec les forces jihadistes, ils ont trouvé un substitut tout aussi puissant et influent, voire plus. L’hyperpuissance du Hezbollah a déchaîné les haines contre les chiites, les discours de Michel Aoun celles contre toutes les minorités et l’Armée libanaise est vue comme leur instrument. Ajoutez à cela la timidité de l’Occident qui n’arrive pas à déloger le président syrien Bachar el-Assad, ni à casser l’axe Moscou-Téhéran qui s’érige en protecteur des minorités, pour compléter le tableau. Les sunnites sont en croisade défensive.
La machine à rumeurs fonctionne à plein régime. Selon certains observateurs, la photo des croix brûlées aurait été prise dans le camp palestinien de Aïn el-Heloué par des factions proches du régime Assad et du Hezbollah, «dans le but d’alimenter la discorde entre chrétiens et sunnites». Une hypothèse rendue plausible par l’absence totale de voix stabilisatrices.

 

Les modérés inaudibles
Samedi, quelques heures après la décision de Rifi, une manifestation de protestation contre la profanation du slogan de Daech à Achrafié avait lieu au camp de Aïn el-Heloué. La rue principale de Saïda a également été bloquée par des pneus en feu en signe de protestation. La photo des croix brûlées a permis à Achraf Rifi de justifier son action. «En se basant sur la sacralité des slogans religieux des religions monothéistes, sur la nécessité d’empêcher toute atteinte à leurs symboles et étant donné que la croix est le symbole le plus important dans le christianisme, que ce genre d’actes criminels peut avoir des répercussions graves sur la paix civile et la coexistence, le ministre de la Justice a demandé au procureur général près la Cour de cassation, Samir Hammoud, de charger les autorités compétentes de mener l’enquête et les investigations nécessaires, pour identifier les auteurs de cet acte, les poursuivre en justice et les châtier», a-t-il indiqué.
Dimanche, nouvel épisode. Des menaces contre les chrétiens ont été inscrites sur les murs de l’église Mar Elias à Tripoli. «Nous égorgerons les adorateurs de la croix», est-il notamment tagué. L’armée s’est déployée en force dans la région. Sur les façades de l’église maronite Saint-Michel, située dans le quartier de Kobbé, et celles de l’église syriaque-orthodoxe de Tripoli, des inconnus ont inscrit un slogan daechiste affirmant que «l’Etat islamique arrive à grands pas». L’armée a immédiatement effacé les inscriptions qui ont fleuri sur les murs de plusieurs églises. Comme l’ensemble des leaders politiques du pays dont le ministre des Affaires étrangères Gebran Bassil qui explique que les musulmans n’ont rien à voir avec les jihadistes, le Premier ministre Tammam Salam a appelé les Libanais à ne pas céder à la division. Appel insuffisant face au terreau de la haine devenu extrêmement fertile.

Julien Abi Ramia
 

Dar el-Fatwa aide les chrétiens
Des dizaines de réfugiés chrétiens d’Irak se sont donné rendez-vous mardi aux portes du diocèse assyrien de Sed el-Bauchrié pour recevoir des cartons, de denrées alimentaires de première nécessité, financés par Dar el-Fatwa, la plus haute autorité sunnite du pays. «Nous voulons montrer aux terroristes extrémistes du monde entier, qui ne sont pas de vrais musulmans, que nous sommes unis, chrétiens et musulmans», explique l’archidiacre Yatroun Colliana, le représentant des Assyriens au Liban. L’Eglise assyrienne a ainsi aidé 350 à 400 familles venues d’Irak. 

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