Entre lui et l’Académie libanaise des beaux-arts (Alba), c’est une longue histoire. Celle de sa vie, de son destin, depuis le jour où jeune étudiant en architecture, il y fait ses premiers pas, pour en devenir le doyen bien des années plus tard. Passionné d’art et de culture, brillant architecte, André Bekhazi a su conserver sa modestie et ce sens de l’humour qui lui a ouvert les portes. Portrait.
Il a toujours vécu dans une ambiance où l’art avait une très grande place. Son père, Dimitri Bekhazi, commerçant et régisseur de l’église Saint-Nicolas, jouait du oud et avait une très belle voix. De sa mère, une femme d’esprit, drôle et sympathique, qui savait tourner en ridicule les situations les plus dramatiques, André Bekhazi a hérité son côté plein d’humour. L’architecture, il est né dedans. Dès l’âge de quatre ans, il grandit entre la table de dessin, les planches et les projets que son frère Nicolas, son aîné de 18 ans, membre de la deuxième génération d’architectes de l’Alba, travaillait à la maison avec ses amis. «J’ai passé mon enfance enchanté par la voix et la musique de mon père et les rires de ma mère. J’ai grandi parmi les tableaux et les discussions animées qui avaient lieu entre les architectes», se souvient André Bekhazi, ajoutant avec un sourire l’adage: «Deux architectes trois opinions». A 12 ans, il commence déjà à dessiner. «J’étais très flatté quand, durant les soirées, ma mère montrait mes tableaux aux invités».
André Bekhazi fait ses études à l’école de l’Annonciation. Il est l’élève du patriarche Hazim. Lorsqu’il obtient son bac, son frère est le premier à lui déconseiller de faire des études d’architecture. «J’étais têtu. Je ne me voyais pas en commerçant ou en médecin. Je voulais à tout prix faire l’architecture. Je me suis inscrit à l’Alba. J’ai fait la connaissance d’Alexis Boutros, fondateur de l’Alba, et c’est là que commence mon histoire avec l’académie». Cette année-là, ils ne sont que deux étudiants en début d’année. A la suite d’une grève, la faculté des beaux-arts de l’Université libanaise, qui venait d’ouvrir ses portes, accueillait la grande majorité des étudiants. «Je me trouvais très bien à l’Alba où nous étions peu nombreux. Cela m’arrangeait parfaitement. Je n’aime pas me fondre dans la masse et être englouti par le nombre». Il propose à Alexis Boutros la création d’une amicale des étudiants. «Tu en seras responsable», le met au défi Boutros.
Lauréat du prix des architectes
Après une courte expérience sur scène, où il fait preuve d’un grand talent, André Bekhazi obtient son diplôme en architecture. Il est lauréat du prix des architectes. Avec trois amis, il ouvre son propre bureau. «Nous étions agressifs dans notre approche du marché. Au lieu d’attendre que le client vienne chez nous, nous allions vers lui. Nous choisissions des terrains vides dans la région de Hamra et faisions des projets que nous soumettions aux propriétaires de ces terrains. Ainsi, nous avons obtenu notre premier projet à Hamra». De la confiance, de l’audace et, surtout, le respect de l’avis des autres dans son approche. «Pour être convaincant, il faut être convaincu. On doit en premier lieu être soucieux de l’homme puisqu’en définitive, c’est pour lui qu’on construit». Deux ans après l’obtention de son diplôme, il est contacté par Alexis Boutros pour enseigner à l’Alba. «J’ai ainsi rencontré Claudine Baindeky qui deviendra mon épouse six ans plus tard».
En 1975, avec le début de la guerre, il est sollicité par des amis pour ouvrir une branche de son bureau à Riyad, en Arabie saoudite. Il y passe quatre années, jusqu’en 1979. «J’ai appris combien ce travail était difficile et à quel point il fallait être solide pour pouvoir continuer. Je comprenais alors ce que mon frère voulait me dire. Il y a des déceptions dans ce métier, mais aussi beaucoup de satisfactions. De plus, je me sentais prisonnier. Je voulais revenir au Liban. Je voulais revoir la mer, les montagnes. J’avais le mal du pays».
Il rentre à Beyrouth. Les projets se succèdent. Il construit plusieurs chalets à Faqra et son nom commence à être de plus en plus connu. Il fait la connaissance du métropolite de Beyrouth Elias Audeh lorsque son père, régisseur de l’église Saint-Nicolas, lui demande de lui remettre les comptes, alors qu’il venait d’être nommé évêque. «J’ai fait ainsi la connaissance de monseigneur Audeh. Le courant passe très vite entre nous et nous nous voyons souvent». L’évêque lui demande de réaliser un amphithéâtre à l’école de l’Annonciation, qu’il termine en quatre mois. Ensuite, viendra la consécration avec la reconstruction de l’église Saint-Nicolas. «C’était une grande responsabilité à l’égard de la communauté et du quartier».
André Bekhazi continue à enseigner à l’Alba malgré une carrière très prenante. «Je refusais de dire que le travail m’empêche d’enseigner. Je devais transmettre mon expérience et mon savoir à mes étudiants». Aux futurs architectes, Bekhazi ne parle pas de ses exploits, au contraire, il leur parle de ses échecs et de ses erreurs. Très présent auprès d’eux, il a l’idée de créer une amicale des anciens, dont il devient le président.
Equipe de professionnels
Au décès d’Alexis Boutros, son ami de classe, Georges Haddad, lui succède. Lorsqu’à son tour, Georges Haddad décède, c’est à André Bekhazi qu’on demande de prendre la relève. «Par respect et par fidélité à Alexis Boutros et Georges Haddad, je devais poursuivre ce chemin même si cela devait entraver l’expansion de ma carrière d’architecte. Après quatre mois passés entre mon bureau et l’Alba, je décide de me consacrer entièrement à cet établissement qui m’est très cher». Secondé par une équipe professionnelle, plusieurs projets d’expansion et de rénovation sont en cours. «Nous essayons de donner un coup de jeune à cette vieille dame qu’est l’Alba», dit-il en souriant. Passionné par tout ce qu’il entreprend, son enthousiasme est communicatif. «On doit être passionné par ce qu’on fait, sinon il manque quelque chose à la réussite. Pour être convaincant, il faut être convaincu».
Deux fois président de l’Ordre des ingénieurs, il est également président de l’Union des architectes de la Méditerranée (Umar) qui regroupe 16 pays. «Ma participation à l’ordre et à l’Umar a pour but essentiel celui d’axer sur l’éthique professionnelle: Less esthetic and more ethic (Moins d’esthétique et plus d’éthique). A nos diplômés, je dis toujours qu’ils sont dotés d’une formation complète mais que sans éthique, ils ne seront jamais de bons architectes». Epris d’éthique et de valeurs, il constate que celles-ci se perdent de plus en plus, alors qu’elles devraient être présentes dans notre engagement même. Ses nombreux succès et son impressionnant parcours ne lui sont pas montés à la tête. André Bekhazi a conservé sa simplicité et une grande modestie. «Je ne cherche pas à être modeste. Je ne fais pas d’effort pour l’être. C’est dans mon éducation. La modestie vient par l’éducation et l’intelligence. Plus on est grand et plus on doit être modeste et mettre en veilleuse son ego. J’ai appris aussi cela auprès des plus grands architectes du monde, qui ne parlent jamais d’eux-mêmes ou de leurs exploits. S’il leur arrive de le faire, ils y impliquent toujours leurs collaborateurs».
Avec son épouse Claudine, architecte et restauratrice d’icônes, ils ont trois enfants, deux filles et un garçon: Carla, Tatiana et Philippe qui a suivi les traces de son père. «Je ne l’ai pas vraiment découragé, mais je lui ai bien expliqué que c’est une profession ingrate et passionnante et qu’il n’y réussira jamais s’il n’en est pas passionné».
Ses nombreuses occupations ne lui laissent pas le temps d’avoir des loisirs, mais son plus grand hobby demeure incontestablement l’Alba. «J’en suis passionné. J’en rêve même la nuit. Lorsque je suis absent, je suis inquiet. Je veille sur mes professeurs et mes étudiants. C’est pour moi une joie énorme de voir nos étudiants réussir leur vie et leur profession». Ce qui le fait tenir et le pousse en avant? «La foi. Je suis un homme très croyant. Quand on a la foi, on n’a pas peur, on n’est pas jaloux et on ne ment pas. C’est primordial pour avoir confiance en soi. C’est ma foi qui m’a toujours guidé».
Joëlle Seif
Photos Milad Ayoub-DR
L’architecte sur les planches
André Bekhazi est en quatrième année d’architecture lorsqu’il rencontre à Aley, chez son ami Michel Comaty, le comédien Sami Khayat, qui lui propose de faire du théâtre avec lui. Ce fut un succès foudroyant. «J’ai joué avec Sami Khayat trois pièces. Je devais présenter mon projet de diplôme, mais j’étais saisi par l’ivresse du succès». Il est tellement doué et son talent est si grand que l’attaché culturel de l’ambassade de France lui propose d’aller suivre des études de théâtre en France. Pourtant, ce sont les paroles d’Alexis Boutros, qu’il avait invité un soir, qui résonnent toujours dans sa tête: «Maintenant que je t’ai vu sur scène, je suis sûr que tu seras un excellent architecte». Son expérience dans le théâtre lui sert surtout dans son contact avec les autres. «Le théâtre m’a appris la psychologie des gens».
Un rôle national pour l’Alba
Alors que le souci premier d’un architecte est l’homme, puisqu’en définitive c’est pour lui qu’on construit, André Bekhazi ne cache pas sa désolation de constater qu’aujourd’hui, celui-ci est négligé. «Même au niveau de l’urbanisme, le citoyen n’est pas pris en considération». Sous sa houlette, l’Alba participe à plusieurs projets, en particulier à celui de la création d’un musée virtuel en collaboration avec le ministère de la Culture, comprenant tous les chefs-d’œuvre que le ministère possède. L’académie travaille aussi sur l’escalier Saint-Nicolas en collaboration avec le ministère du Tourisme. «Il faut que notre rôle soit national pour participer et trouver des solutions à nos nombreuses problématiques au niveau de l’urbanisme, du respect du patrimoine en train d’être bafoué, au niveau des immeubles construits sans aucun respect de l’environnement».