Magazine Le Mensuel

Nº 2984 du vendredi 16 janvier 2015

ACTUALITIÉS

Des milliers d’extrémistes entraînés. L’Europe, terre de jihad

Les trois jours qui ont endeuillé la France ont suffi pour mettre le doigt sur la menace terroriste qui guette l’Europe, et plus largement l’Occident. Une menace qui aurait peut-être pu être mieux évaluée afin d’être moins sous-estimée.
 

Trois jours, trois attaques, vingt morts. Le bilan est macabre en ce début d’année pour la France. La menace qui planait depuis quelques mois sur le pays, et plus largement l’Europe, vient de se concrétiser. Déjà, la fin de l’année 2014 avait été marquée en France, par plusieurs attaques individuelles. Le 20 décembre, Bertrand Nzohabonayo, un Français né au Burundi et converti à l’islam, attaque au couteau des policiers du commissariat de Joué-lès-Tours, près de Metz. Criant Allah Akbar, il parvient à blesser trois d’entre eux avant d’être abattu. Selon le ministre français de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, le forcené «n’était pas connu autrement que pour des faits de délinquance», son frère étant en revanche fiché pour ses positions radicales et pour avoir, un temps, envisagé de partir en Syrie. Le début de l’enquête révèlera que l’agresseur des policiers avait «manifesté sa radicalisation» en affichant sur son compte Facebook «un drapeau» de l’Etat islamique.
Le lendemain, à Dijon, autre attaque. Nacer Ben A.K. fonce au volant de sa voiture sur des passants réunis pour un marché de Noël, en criant Allah Akbar. Bilan, une dizaine de blessés et un mort. L’homme, connu des services de police pour des faits de droit commun, est présenté comme un déséquilibré, suivi en hôpital psychiatrique.
Le 3 janvier, un jeune homme de 23 ans, en garde à vue à l’hôtel de police de Metz, tente d’étrangler un policier, avant que celui-ci soit secouru par ses collègues. Là aussi, l’individu aurait crié Allah Akbar avant de perpétrer l’agression.
 

Climat de paranoïa
Ces attaques successives n’ont pas manqué de provoquer un climat de paranoïa et de psychose, chez les Français, surtout en ces périodes de fêtes. Si la plupart des politiques ont avancé que ces attaques ont été lancées par «des illuminés», cela n’a pas empêché l’Exécutif français d’appeler à «une extrême vigilance des services de l’Etat», face à cette situation. Une extrême vigilance qui n’a visiblement pas suffi à éviter les drames de la semaine dernière. On peut dès lors s’interroger sur la nature de la menace terroriste qui pèse désormais sur l’Europe, et plus largement l’Occident. Une menace qui a changé de visage, comme l’ont montré, ces derniers mois, les attaques en Australie, mais aussi au Canada ou à New York.
Les loups solitaires, comme on les a surnommés volontiers après l’affaire Mohammad Merah, le seraient-ils tant que ça?
Pour Fabrice Balanche, géographe spécialiste de la Syrie et directeur du Gremmo (Groupe de recherches et d’études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient), «jusqu’à Mohammad Merah, nous étions habitués à des terroristes appartenant à des organisations structurées et centralisées». «Ils recouraient plutôt à des bombes qui frappaient à l’aveugle dans le métro, comme en 1995, à la sortie d’une synagogue (à la rue Copernic en 1980), ou à un détournement d’avion», précise-t-il. «Nous avions aussi des assassinats ciblés, comme celui du patron de Renault, Georges Besse, en 1986. Désormais, nous avons affaire à des individus qui agissent seuls ou en petits groupes avec de simples armes de guerre», explique-t-il. A cela une raison toute simple, indique Balanche, «les attentats à la bombe sont plus difficiles à organiser, car cela exige une logistique et une technicité qui exposent les jihadistes plus facilement aux services de police». Autre fait notable, les nouveaux terroristes ne cherchent pas à échapper à la mort. Dans le cas de Charlie Hebdo, avec les frères Kouachi, comme dans la prise d’otages porte de Vincennes, avec Amédy Coulibaly, les terroristes avaient décidé de mourir en martyrs. «Nous avons dans ces deux finals de quoi nourrir une épopée sur les sites jihadistes», explique encore Fabrice Balanche. Une manière comme une autre d’inspirer de nouvelles recrues. De nouveaux candidats qui pourraient, selon lui, «a minima se contenter de foncer sur la foule avec leur voiture».
«Que cela soit Mohammad Merah, les frères Kouachi ou Coulibaly, ils appartiennent tous à un groupe qui les manipule», poursuit le chercheur, qui dit «partager l’avis de Gilles Kepel, qui affirme que la théorie du loup solitaire est une imbécillité». Balanche avance même que «l’organisation sous la forme de petites cellules autonomes les unes des autres et provenant de la base correspond en fait à la structure de l’islam sunnite, où chacun peut se proclamer imam et regrouper autour de lui des fidèles. Ensuite, ces cellules se rapprochent d’un ‘maître à penser’, Bagdhadi ou Zawahiri, au hasard des rencontres et des terrains d’entraînement».
Reste à connaître le nombre exact des candidats français et européens au jihad, qui pourraient passer à l’action, non pas en Syrie ou en Irak, mais bel et bien dans leurs pays d’origine. Le Premier ministre français, Manuel Valls, a livré, sur BFM TV/RMC les derniers chiffres officiels en sa possession. «Il y a 1 400 individus qui sont concernés par les départs pour le jihad, pour le terrorisme, en Syrie et en Irak», alors que lorsque Valls était ministre de l’Intérieur, une trentaine de cas étaient recensés. Selon le ministère de la place Beauvau, un quart d’entre eux seraient de nouveau convertis. Et le nombre de candidats paraît en constante croissance puisque les autorités françaises parlaient, il y a tout juste un mois, de 1 200 personnes impliquées dans les filières jihadistes. Sur ce total, 390 étaient «sur la zone» et 231 en transit vers l’Irak ou la Syrie. 185 auraient déjà regagné la France.
Soufan Group, un organisme de renseignement basé à New York, avait déjà, en mai 2014, évalué à au moins 3 000 les ressortissants de pays occidentaux partis rejoindre les rangs des islamistes radicaux en Syrie. Des Français, mais pas seulement, puisque de nombreux Belges sont aussi partis, ainsi que des Britanniques, comme l’a prouvé la vidéo de l’exécution de l’otage James Foley.
Pour Fabrice Balanche, ce chiffre de 1 400 Français impliqués «est sous-évalué de moitié». «Comment savoir si un Franco-Tunisien qui est rentré quelques mois en Tunisie, se trouve bien dans ce pays ou dans un camp d’entraînement en Libye, ou bien déjà en Syrie?», s’interroge-t-il. «Lorsqu’il voudra revenir en France, il lui suffira d’effectuer le chemin inverse. Les services de police turcs ferment les yeux sur ces mouvements de combattants et ne transmettent pas les éventuelles informations aux services de police français»,
déplore-t-il. Toutefois, le chercheur juge «exagéré» le chiffre de 10 000 à 15 000 Européens en Syrie et en Irak, avancé par certains.
A ces menaces potentielles, s’en ajoutent d’autres, signalées tant par les services de renseignements libanais et syriens, que par le MI5, leur alter ego britannique, ou les services américains. Le quotidien allemand Bild, citant des sources anonymes au sein des services de renseignements américains, indiquait dans son édition de dimanche que la NSA aurait intercepté peu après les attaques perpétrées à Paris des communications, dans lesquelles les dirigeants de l’Etat islamique annonçaient une prochaine vague d’attentats. Paris serait ainsi évoqué comme le signal d’une série d’attentats visant d’autres capitales européennes, comme Rome. Les services américains, qui avaient placé les frères Kouachi sur leur liste noire, disposeraient d’informations sur des contacts potentiels avec les Pays-Bas. De leur côté, les services libanais et syriens auraient aussi prévenu les autorités européennes de l’imminence d’attentats spectaculaires il y a déjà plusieurs mois. «Selon les SR libanais, des préparatifs sont en cours pour une nouvelle opération terroriste sur le sol français qui pourrait être plus violente que celle contre Charlie Hebdo», a ainsi relaté le quotidien as-Safir. Des attaques qui pourraient être menées par des groupes jihadistes de retour de Syrie ou en contact avec des militants sur place.

Les mises en garde du MI5
Même son de cloche de la part du directeur général du MI5, Andrew Parker qui, outre la menace représentée par Daech, évoque celle de groupes extrémistes appartenant à d’autres liés à al-Qaïda. «Nous sommes toujours confrontés à des complots plus complexes et plus ambitieux qui suivent l’approche, malheureusement bien établie aujourd’hui, d’al-Qaïda et de ses imitateurs: des tentatives pour provoquer des pertes de vies massives, souvent en attaquant des moyens de transport ou des objectifs symboliques», a-t-il dit. «Nous savons par exemple qu’un groupe de terroristes d’al-Qaïda en Syrie projette des attentats de grande ampleur contre l’Occident», a-t-il ainsi déclaré.
En effet, si, ces derniers mois, c’est surtout l’Etat islamique qui a concentré tous les regards, les attentats de Paris ont rappelé qu’il ne fallait pas non plus jeter al-Qaïda aux oubliettes. Bien que pour l’instant, les revendications tant des frères Kouachi (qui se sont réclamés d’al-Qaïda Yémen) ou d’Amédy Coulibaly (qui dit avoir fait allégeance à Daech) ne soient pas encore clairement établies, il semble, selon plusieurs experts, que des liens avec al-Qaïda péninsule Arabique (Aqpa), existent bel et bien. Autrement dit, la branche la plus militarisée et la plus efficace à l’heure actuelle. L’un des frères Kouachi aurait d’ailleurs séjourné au Yémen et rencontré Anouar el-Aoulaki (tué, depuis, par les Américains), qui apparaît comme le promoteur de cette nouvelle forme de jihad individuel. Aoulaki serait, selon Mathieu Guidère, professeur d’islamologie, derrière la tentative d’attentat par un jeune Nigérian contre le vol Amsterdam-Detroit le 25 décembre 2009, ou encore derrière le massacre perpétré par le major américain Nidal Hassan Malik sur la base américaine de Fort Hood en novembre 2009.
Al-Qaïda pourrait profiter là de ce type d’actions individuelles, mais non dénuées d’organisation, et ainsi redorer son blason terni par les avancées de Daech en Irak et en Syrie et la déclaration du califat par un Baghdadi charismatique. Nombre d’observateurs estiment d’ailleurs que l’Europe pourrait devenir le terrain de bataille ou d’influence entre ces deux mouvances. La diffusion sur Internet, à grand renfort de moyens et de films de propagande jihadiste, pourrait d’ailleurs favoriser les passages à l’acte direct en France.
Devant ces menaces, que faire? Pour Fabrice Balanche, l’une des solutions consisterait en «une meilleure coordination entre les services de renseignements européens», ainsi qu’«une étroite collaboration avec les services des pays arabes». Enfin, «il faut que l’Europe fasse une relecture des printemps arabes et soit plus ferme à l’égard de ses ‘alliés’ au Moyen-Orient, en particulier l’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie».

Jenny Saleh

Merah, Nemmouche, etc.
En mars 2012, Mohammad Merah tue sept personnes dont trois enfants en se réclamant du jihad, avant d’être abattu dans son appartement.
Un an plus tard, fin mai 2013, un Français de 22 ans, converti à l’islam et radicalisé, blesse à la gorge un militaire dans le quartier d’affaires de la Défense près de Paris.
Fin mai 2014, le Français Mehdi Nemmouche, de retour de Syrie, tue quatre personnes au Musée juif de Bruxelles.
Mais la France n’a pas l’apanage, des «loups solitaires» sont passés à l’acte ces derniers temps dans les pays occidentaux.
Le 24 octobre, à New York, Zale Thompson, un individu montrant des penchants vers des «thèses extrémistes islamistes», attaque quatre policiers à la hache en pleine rue.
Quelques jours plus tôt, Michael Zehaf-Bideau, un Canadien de 32 ans, parvient à s’introduire dans le Parlement à Ottawa, tuant un militaire et terrorisant tout un pays. Un autre individu avait auparavant fauché un soldat en voiture.
Dernier acte en date, celui de Sydney, où un Iranien, Man Aron Monis, présenté par les autorités comme un déséquilibré mais se réclamant de l’Etat islamique, prend en otages 17 personnes se trouvant dans un café.

Manpads égarés en Libye
Aux craintes d’actes terroristes individuels contre l’Occident s’ajoute une autre peur, tout aussi réelle. Il est devenu public que de nombreuses armes ont disparu de la circulation lors de la guerre de Libye. Parmi elles, selon Fabrice Balanche, «une cinquantaine de Manpads, des lance-missiles sol-air portatifs, ont disparu des arsenaux lors du conflit». Au total, l’armée de Mouammar Kadhafi en possédait environ 500. «Ces armes sont très dangereuses, car elles peuvent abattre des avions de ligne à l’atterrissage ou au décollage», explique Balanche. «Les Manpads sont la hantise des services de renseignements en Europe, qui craignent qu’un avion de ligne soit abattu. Car il est impossible de surveiller tous les aéroports, à l’heure où le trafic aérien interne à l’Europe explose grâce aux compagnies low cost», ajoute-t-il.

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