En février 2008, le responsable commercial d’une petite société, Ruben el-Chidiak, et sa petite amie franco-libanaise, Georgina Mikhaël, se rendent à Beyrouth pour monnayer un listing secret de comptes clients auprès de plusieurs banques libanaises. L’une d’elles donne l’alerte à Genève, qui apprend très vite que cet homme est en réalité l’informaticien franco-italien de la HSBC, Hervé Falciani, le pivot des révélations de l’enquête internationale Swissleaks. Retour sur une affaire digne des meilleurs romans policiers.
En 2006, Georgina Mikhaël, qui travaille alors pour une société française à Paris, se voit proposer par son employeur un poste de consultante à la HSBC, à Genève. Elle l’accepte et intègre une équipe chargée de la maintenance et de la correction des erreurs informatiques, des applications utilisées par le «front office» et par le «back office». Cette Franco-Libanaise, jolie trentenaire brune et menue, aux longs cheveux et aux yeux d’un profond marron, tape dans l’œil d’un collègue à elle, qui travaille dans un autre service, chargé du Customer Relationship Management (CRM), un outil censé faciliter les échanges entre la banque et ses clients. Il s’appelle Hervé Falciani. Cet informaticien vient lui aussi tout juste d’arriver à Genève. Il est débauché le 14 mars 2006 par HSBC Private Bank, auprès de la succursale monégasque du géant bancaire britannique. «Manifestement, je lui plaisais beaucoup», expliquera plus tard Georgina Mikhaël dans une interview à l’hebdomadaire L’Express. «En réalité, je crois qu’il pensait que j’étais une gestionnaire de clients, ce qui était la première raison de m’approcher. Il s’est montré attentionné. Il m’a invitée à déjeuner. Quant à moi, je me sentais attirée par lui. J’appréciais sa culture, son intelligence, sa connaissance de la question libanaise».
«A Monaco, il avait rencontré de nombreux Libanais, poursuit Georgina Mikhaël. Il n’avait apparemment jamais visité le Liban, mais nous parlions beaucoup de la situation politique sur place et des guerres qui ont endeuillé le pays». Ces deux jeunes et belles personnes, dans la force de l’âge, se découvrent d’autres points communs. Le poker, notamment. Falciani, ancien croupier, et Mikhaël fréquentent assidûment les tables de jeu. Une passion dispendieuse mais banale pour les gens de ce milieu où l’argent est roi. Hervé Falciani aime les femmes et sait les séduire. Dans un portrait qui lui est consacré publié il y a quelques jours, le journal Le Monde le décrit comme «hâbleur, malin […] bien connu pour sa propension à aborder la gent féminine». A l’époque où il rencontre Georgina, Falciani, marié deux fois et père d’une petite fille, est à nouveau au bord du divorce. Il en informe son amante au début de leur relation. Le paravent d’une vérité partielle pour cacher ses véritables desseins.
La pêche aux banques libanaises
Très vite, l’informaticien propose à sa moitié de créer une société. «Il s’agissait de proposer aux banques des services, en l’occurrence une méthodologie qui permet de constituer un profil d’investisseur, pour définir le type de clients à prospecter», explique Mikhaël à L’Express. Le couple entrevoit la possibilité d’un joli pactole car Falciani a un sacré atout dans sa manche. Le Monde cite Georgina Mikhaël qui explique que Falciani lui a dit posséder «une base de données qu’il voulait monnayer, afin de disposer d’argent à donner à son épouse dans le cadre du divorce qu’il envisageait». Falciani dément. La perspective plaît à la compagne. Selon elle, Hervé Falciani enregistre à son insu cette société en novembre 2006 à Hong Kong. Elle est baptisée Palorva, un nom construit à partir du surnom de Georgina, Palomino – un clin d’œil à sa passion pour les chevaux – et du prénom de Falciani. La nuance entre le profiling de clients et l’utilisation de listings volés est ténue. Elle s’obscurcira encore plus les semaines suivantes. Avec le Franco-Italien, Georgina Mikhaël s’embarque dans une drôle d’histoire.
«T’as pêché?», demande-t-elle. Elle demande en fait à son complice s’il a fait de nouvelles trouvailles informatiques. «Trois mois d’update pour address, person», répond Falciani. «Et tu ne t’es pas [fait] chopé?», interroge Mikhaël. «Manque pour l’instant accounts [montants]», dit l’informaticien. «Il faut faire attention baby», conclut la Franco-Libanaise. Cette conversation sur Skype du couple Falciani-Mikhaël, qui date de mars 2007, semble montrer que l’informaticien était en train de compiler des informations. Par quels moyens? Lorsqu’il est recruté à la HSBC, il intègre l’équipe du CRM. Le CRM est en fait un nouveau répertoire client informatique qui doit remplacer l’ancien système, le Sific. Il fait donc migrer les données. Pendant la migration, ces données sont momentanément décryptées. Falciani a, sans doute, effectué des captures d’écran. Le voilà en possession d’un listing qui vaut de l’or.
Que peut-il en faire? Falciani compte profiter des origines de sa petite amie du moment. Il demande à Georgina de prendre rendez-vous avec des banques libanaises. «Hervé Falciani a beaucoup insisté pour cela. Il recherchait des contacts dans des banques privées. J’avoue que je ne comprenais pas trop l’objectif de ce voyage, mais j’ai pris les rendez-vous qu’il demandait», expliquait-elle à L’Express. Elle en prendra huit, dont à la Banque Audi, BNP Paribas, la Société générale, Byblos Bank et Blom Bank. «Certains avaient été contactés avant mon départ, d’autres sur place. Nous avions accès sans grandes difficultés aux responsables des banques privées: au Liban, les relations sont moins formelles qu’en France. Le fait que je sois moi-même libanaise a facilité les choses», indiquera-t-elle.
Les entretiens sont calés et auront lieu entre le 2 et le 9 février 2008. Falciani fait fabriquer des cartes de visite sous un nom d’emprunt, Ruben el-Chidiak. Georgina trouve cela bizarre, mais finit par partir avec lui.
Les poissons ne mordent pas
Au Liban, le couple prend soin de ne pas s’afficher ensemble. «Je dormais chez ma famille et lui dans un appartement que j’avais loué pour lui. Nous nous retrouvions peu avant nos rendez-vous», explique Georgina Mikhaël. Auprès de leurs interlocuteurs libanais, leur discours est huilé. Le journal Le Monde cite Jacques Aouad, de BNP Paribas Beyrouth, qui se souvient de «de deux personnes qui avaient pris rendez-vous», demandant si «l’établissement était intéressé par acquérir des renseignements». Lors des présentations aux futurs clients, le logo HSBC est visible sur les documents montrés par Falciani. Georges Tabet, pour la banque Blominvest, a droit, lui aussi, à la visite du couple.
Le 4 février, c’est Samira Harb, pour la banque Audi, qui reçoit la visite du couple. Citée par le quotidien français, elle se rappelle de Chidiak: «Il m’avait dit qu’il avait des listes à me vendre (…) Elles contenaient des noms et adresses (…), des numéros de comptes et des positions. Il m’avait expliqué qu’il détenait ces données en interceptant des fax». Falciani offre 1 000 euros par nom révélé. Au cours de ces rendez-vous naissent les premières tensions au sein du couple. «Hervé Falciani se méfiait de moi. Il ne voulait pas que je regarde lorsqu’il montrait à nos interlocuteurs ce que contenait l’ordinateur qu’il avait emporté. Il s’agissait d’ailleurs de l’ordinateur portable de sa femme. Nos relations sont devenues tendues. J’ai fini par annuler de moi-même quatre des huit rendez-vous prévus», note Georgina dans les colonnes de L’Express.
Intriguée et inquiète, la banque Audi flaire le piège. Le 20 mars, elle prévient l’Association suisse des banquiers et le 29 mai, une enquête judiciaire est ouverte.
Mikhaël dénonce Falciani
Les téléphones de la jeune femme sont placés sur écoute, les policiers apprennent ainsi que Ruben el-Chidiak n’est autre que Falciani. L’affaire s’emballe quand la justice apprend, le 17 décembre 2008, que Georgina Mikhaël s’apprête à quitter la Suisse. Elle est arrêtée le 22 décembre. «Ce jour-là, comme les autres jours, je suis arrivée tôt au boulot, à 7 heures du matin. Dès le début du mois de novembre, j’avais annoncé à mon employeur que je ne souhaitais pas renouveler mon contrat chez la HSBC. Il s’agissait donc de mes derniers jours de travail. A 8h30, mon chef m’a annoncé que le directeur européen de l’informatique voulait me rencontrer pour me dire au revoir. Je me suis donc rendue dans un autre bâtiment de la banque». Ce sont des policiers qui l’accueillent. Au procureur général chargé de l’enquête, elle dénonce immédiatement Hervé Falciani. Leurs bureaux sont perquisitionnés. L’informaticien est convoqué pour le lendemain, 23 décembre, à 9h30. La justice suisse ne reverra plus jamais Falciani.
Georgina Mikhaël explique aujourd’hui n’avoir «jamais été complice des crimes de Falciani ni au courant de ce qu’il préméditait». Elle n’est poursuivie ni par la justice suisse ni par la justice française. Tous les banquiers libanais qui ont rencontré le couple assurent n’avoir jamais donné suite à ses sollicitations. Depuis, l’affaire a pris une tout autre tournure et ses déflagrations tonnent encore.
Julien Abi Ramia
Les versions de Falciani
Quelles étaient les véritables motivations de l’informaticien de la HSBC? Interrogé par la justice française, il explique que son seul objectif était de «déclencher une alerte dans une banque libanaise, filiale d’une banque suisse, afin que celle-ci répercute cette alerte au parquet fédéral suisse (…) pour mettre fin à l’opacité organisée chez HSBC». Le chevalier blanc qui combat la finance internationale en faisant le tour des médias occidentaux, au nez et à la barbe des autorités suisses, disait tout autre chose quatre ans avant, aux enquêteurs français. «J’avais pour projet de faire réaliser un logiciel de data mining (…) Pour créer ce programme, il me fallait un financement».
Des Libanais dans Swissleaks
Le journal Le Monde a eu accès, par un informateur secret en janvier 2014, à des informations sur plus de 106 000 clients originaires d’environ 200 pays de la filiale suisse de HSBC. Le journal a mis les informations à la disposition du Consortium des journalistes d’investigation (Icij) à Washington. Ces données révèlent que
2 998 clients sont enregistrés auprès de HSBC, dont 46% possèdent un passeport libanais ou détiennent la nationalité libanaise, peut-on lire sur le site d’Icij. Les avoirs des Libanais se chiffraient à 4,82 milliards de dollars, en 12e position dans le classement des plus gros déposants par nationalité. Parmi les personnalités citées, on retrouve le président de la fondation d’Interpol, l’ancien ministre Elias el-Murr. L’Icij indique qu’il disposait, en 2004, d’un compte de 42 millions de dollars à la HSBC via une compagnie appelée Callorford Investments Limited. Un compte que la famille prétend ne jamais avoir voulu cacher.
On retrouve également le député de Tripoli et ancien ministre des Finances, Mohammad Safadi, qui, selon Le Monde, disposait d’un compte doté de 75 millions de dollars; le banquier Edmond Safra, décédé en 1999 à Monaco, dont la fortune a été léguée à son épouse Lily ou le politicien et industriel Georges Frem, fondateur du groupe industriel Indevco, décédé en 2006. Il était lié à deux comptes clients, l’un étant doté de 3,37 millions de dollars.
Photo de couverture prise par Corentin Fohlen du The International Herald Tribune