Invité au Liban par l’Institut français du Liban (IFL) dans le cadre du Mois de la francophonie, Yves Bigot, directeur général de TV5 Monde, évoque avec Magazine la francophonie, sa situation actuelle et son potentiel d’avenir.
Vous avez pris vos fonctions en décembre 2012. Quel a été votre plan d’action depuis?
Toute l’action qu’on a entreprise est basée sur deux axes. Affirmer notre ADN, d’une part, de chaîne francophone multilatérale, c’est-à-dire notre francophonie dans sa diversité la plus complète, de l’autre, notre rôle de diffuseur culturel, dans le sens qu’on n’est pas qu’une chaîne d’information. On l’a exprimé notamment à travers deux programmes problématiques, le premier J.T. francophone quotidien au monde, 64 minutes, le monde en français, et le magazine hebdomadaire 200 millions de critiques qui expriment une vision francophone de regards croisés nous permettant ainsi d’avoir un positionnement unique.
Quelle a été l’importance du numérique?
Chaque action que nous menons doit prendre en considération la chaîne télévisée dite traditionnelle et, en même temps, les internautes et les utilisateurs de réseaux sociaux. Internet et le numérique ont tout changé. On voit l’impact même sur le terrain, en Afrique par exemple; des paysans qui vivent dans des endroits reculés ne connaissaient pas les prix pour revendre leurs produits, mais maintenant, grâce à Internet, ils y ont accès. C’est en train de révolutionner toute la vie économique de l’Afrique, tout simplement parce que l’information existe à la portée de tous. Et cela change la vie quotidienne.
Il n’y a donc pas de profil type du téléspectateur de TV5 Monde?
Pas du tout. Je recommande tout le temps à mes équipes d’être, à la fois, exigeantes et précises, claires, didactiques et pédagogiques, car on doit en même temps s’adresser à l’ambassadeur de France à Washington et au chauffeur de taxi dans la brousse de Kinshasa, qui n’ont pas la même culture, ni la même éducation ni les mêmes attentes. C’est notre spécificité. On est une entreprise unique au monde, régie en même temps par cinq gouvernements différents.
Pensez-vous que la francophonie souffre d’un problème d’image figée, ringarde?
Oui. C’est notre job de la déringardiser, et je crois que c’est le bon moment. Vu de France, je pense que la prise de conscience de l’importance de la francophonie vient avec l’intervention militaire française au Mali. Parce que la France est le seul pays des Etats membres de l’OIF (Organisation internationale de la Francophonie, ndlr) où le français est la langue unique, donc on ne voit pas sa place par rapport à d’autres langues. Sans oublier ce côté ancien empire colonial qui a toujours un peu l’impression d’être le centre du monde, même s’il s’est beaucoup déplacé. Mais ce conflit au Mali a fait prendre conscience aux Français, et au-delà, y compris aux Africains et à l’ensemble de la francophonie, que l’espace francophone est à la fois un espace politique, économique et culturel très important.
Depuis quelques mois, tous les chiffres annoncés par l’OIF sont très positifs. Si on compte aujourd’hui environ 275 millions de francophones dans le monde, les projections laissent entendre une potentialité qui, notamment grâce à la démographie africaine, atteindrait 400 millions en 2025 et jusqu’à 750 millions en 2050. Encore faudra-t-il s’assurer que les jeunesses africaine, libanaise… fassent le choix de la langue française, ou du moins qu’elles la gardent dans leur périmètre. Parce que la francophonie, telle qu’on l’entend et telle que l’entendent ceux qui la défendent, ce n’est pas le français contre les autres langues, mais avec les autres langues.
L’avenir du français et de la francophonie est dans la présence et la cohabitation avec d’autres langues, tout en conservant ses valeurs. Si la France veut bien réussir son XXIe siècle, il faut justement qu’elle soit fidèle à ses valeurs d’intégration, qu’elle soit capable d’intégrer ces nouvelles cultures avec leur sensibilité, leur religion, leur différence, de la même façon qu’elle l’a toujours fait à travers les siècles. La difficulté actuellement c’est que le temps s’est accéléré, sans oublier qu’on est en période de crise économique.
Il ne faudrait donc pas s’alarmer quant à la francophonie?
Si, si. S’alarmer est peut-être excessif, mais il faut en prendre soin, être vigilant, très conscient que tous ces merveilleux chiffres annoncés par l’OIF sont potentiels. Il faudrait travailler pour qu’ils se réalisent. Pour cela, il y a trois vecteurs: l’emploi, l’éducation et la télévision, une manière facile et ludique d’apprendre le français. TV5 Monde y participe notamment à travers les sous-titrages. Si nos Etats n’investissent pas dans l’apprentissage du français, tout cet avenir radieux qu’on nous promet ne verra pas le jour. En revanche, on sait qu’on est sur les rails, ils vont loin, mais il faudra mettre du charbon.
Propos recueillis par Nayla Rached