L’intervention militaire «Tempête décisive», lancée par l’Arabie saoudite et ses alliés sunnites, dans le conflit au Yémen fait monter les enjeux et accentue les risques d’une guerre par procuration entre le royaume wahhabite et l’Iran. En s’attaquant directement aux forces contrôlées par Téhéran, Riyad emporte avec lui la région dans une guerre contre tous ses ennemis.
Dans la nuit du 25 au 26 mars dernier, une coalition de dix pays de la région, menée par l’Arabie saoudite, a lancé des frappes aériennes au Yémen afin de freiner l’avancée des rebelles houthis qui avaient pris le contrôle de plusieurs grandes villes du pays, dont la capitale Sanaa, et de l’aéroport d’Aden, le 25 mars. Depuis ces derniers mois, les Houthis ont étendu leur influence vers l’ouest, où ils ont pris le port stratégique de Hodeida sur la mer Rouge, des zones du centre et du sud du pays, où se trouvent des régions pétrolières. Jusqu’ici, ni l’Arabie saoudite ni les autres monarchies du Golfe n’avaient rien entrepris d’aussi magistral pour contrecarrer la progression des Houthis. Au contraire, les Saoudiens semblaient se satisfaire en secret des victoires de leurs rivaux chiites traditionnels qui affaiblissaient finalement les deux principales menaces pour leur propre trône, à savoir les Frères musulmans et même al-Qaïda.
Au regard des décideurs saoudiens, tout commence le 20 mars dernier lorsque des forces d’al-Qaïda s’emparent brièvement de la ville d’al-Houta, chef-lieu de la province de Lahj situé au nord d’Aden. Les Américains, qui maintenaient une mission militaire de cent membres des forces spéciales sur la base aérienne d’al-Anad, implantée à une trentaine de kilomètres au nord d’al-Houta, l’évacuent alors en catastrophe. Dans la foulée, les Houthis et leurs alliés s’emparent de l’aéroport de Taïz, troisième ville du pays qui commande la route reliant Sanaa à Aden. De là, ils progressent vers le port de Mocha à l’ouest, donnant directement sur le détroit de Bab el-Mandeb qui commande l’entrée de la mer Rouge.
Le 25 mars, les Houthis se saisissent de la base d’al-Anad dans leur marche vers Aden. Là, le palais présidentiel est bombardé à plusieurs reprises par des avions «non identifiés». Le président Abd-Rabbo Mansour Hadi est alors exfiltré par la mer vers l’Arabie saoudite dans l’après-midi. En fin de soirée, le même jour, les forces putschistes prennent l’aéroport d’Aden. Le chaos s’étend à toute la ville sujette aux pillages de groupes armés.
Partis de leur fief de Saada, situé dans le nord-est du pays, les Houthis emmenés par leur chef Abdel-Malek ont conquis la capitale Sanaa en septembre dernier, puis les provinces de la côte ouest avec l’appui des forces restées fidèles à l’ancien président Ali Abdallah Saleh, emporté par la rébellion en 2011. En janvier 2015, son successeur, le président Hadi est obligé de quitter à son tour ses fonctions sous la pression exercée par les Houthis et les militaires fidèles à Saleh. Placé en résidence surveillée, il parvient néanmoins à s’enfuir et à rejoindre la ville sudiste d’Aden où sont stationnés des troupes loyalistes et des Comités de résistance populaires qui rassemblent des milices sunnites qui lui sont favorables. Il revient alors sur sa démission et appelle la communauté internationale à son secours. Il se trouve aujourd’hui en Arabie saoudite.
La riposte de l’Arabie
Pour les stratèges du royaume saoudien, les rebelles yéménites sont allés trop loin. Le Conseil de coopération du Golfe (CCG), mené par Riyad, décide de réagir face à ce qu’il considère comme une agression directe attribuée ouvertement à Téhéran. L’Arabie saoudite amasse quelque 150 000 hommes le long des 1 800 kilomètres de frontière commune avec le Yémen, accusant les rebelles de déployer des missiles Scud qui menaceraient le royaume et Aden. L’Arabie saoudite entre en guerre sous des prétextes fallacieux. Dans la nuit du 25 au 26 mars, des appareils saoudiens, des Emirats arabes unis (EAU), du Bahreïn, du Koweït, du Qatar (qui pour la première fois se retrouve aux côtés de Riyad), de Jordanie, du Maroc et du Soudan se lancent dans l’opération «Decisive Storm». Les installations militaires, la défense aérienne, les aéroports, les dépôts dans toute la profondeur du pays sont pris pour cibles.
Plusieurs pays se portent volontaires pour dépêcher des troupes au sol dont l’Egypte, la Jordanie, le Soudan et même le Pakistan. Pour ce pays, il n’est pas question d’intervenir au Yémen, mais de «défendre l’Arabie saoudite» contre toute agression extérieure. L’Egypte envoie en catastrophe des navires de guerre en mer Rouge à la rencontre de vaisseaux iraniens qui croisent déjà en mer d’Oman dans le cadre de la lutte anti-piraterie.
L’Arabie saoudite impose un blocus de tous les ports yéménites et décrète l’espace aérien de ce pays «no fly zone». Les Américains apportent une aide logistique et des renseignements. Pour sa part, la Turquie conteste l’omniprésence de Téhéran au Moyen-Orient. La France, la Grande-Bretagne, l’Espagne et la Belgique applaudissent l’opération saoudienne. Moscou, Damas, Téhéran et le Hezbollah libanais protestent contre l’«intervention de forces étrangères» au Yémen.
Le prix des échecs de Riyad
Quelles sont alors les raisons qui ont poussé les Saoudiens à venir en aide à leur allié, le président Hadi, qui s’est révélé faible, isolé, sans aucun réseau de pouvoir, et dont l’élection en 2012 (il était seul candidat), ne lui donnait qu’une très faible et très relative légitimité populaire? De premier abord, cette intervention a des raisons strictement géostratégiques et sécuritaires. Les Saoudiens et leurs alliés ne pouvaient, en aucun cas, laisser les rebelles chiites, soutenus par l’Iran, menacer le golfe d’Aden et surtout le détroit de Bab el-Mandeb, situé entre Djibouti et le Yémen, par lequel transitent près de trois millions de barils de brut par jour. De plus, en frappant les Houthis, l’Arabie saoudite, frontalière du Yémen et qui craint une contagion d’une rébellion chiite, lançait un signal fort à la minorité chiite vivant dans les provinces orientales du royaume.
Les frappes «sunnites» interviennent tel un coup dans la grande partie d’échecs en train de se jouer dans la région, entre sunnites et chiites, mais aussi entre l’Iran et les Etats-Unis. Ce grand échiquier a pour toile de fond la lutte contre l’Etat islamique et contre le terrorisme, les «succès» iraniens sur plusieurs fronts dans la région et par-dessus tout, les négociations nucléaires entre l’Iran et les 5+1 (voir encadré). Car ce n’est pas sans raison que l’action saoudienne ait été déclenchée à quelques jours de la conclusion (ou pas) d’un accord sur le nucléaire iranien. Véritablement, le royaume saoudien adresse un message clair aux Etats-Unis qui ont donné leur feu vert et qui apportent, sans y participer directement, un appui logistique et en renseignement à l’opération. Ainsi, face à des Américains devenus frileux devant l’anarchisme, les divisions d’un «monde sunnite» incontrôlable et, par ailleurs, de plus en plus séduit par le pragmatisme, la discipline et l’autorité de «l’axe chiite», Riyad réaffirme son rôle de puissance régionale capable d’assumer ses responsabilités, tout en ralliant derrière lui un important bloc sunnite pour défendre ses intérêts.
Julien Abi Ramia
Erdogan entre en jeu
Le conflit est en train de prendre une dimension régionale et confessionnelle, provoquant notamment des tensions entre l’Iran à majorité chiite et la Turquie à majorité sunnite.
Le président turc Recep Tayyip Erdogan a annoncé, lundi, qu’il maintenait «pour l’instant» une visite prévue en Iran la semaine prochaine, alors qu’il avait dénoncé sans détour la volonté de «domination» de Téhéran au Yémen et exprimé son soutien à l’intervention militaire arabe. Le ministre iranien des Affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif, avait alors répondu en accusant Ankara de déstabiliser le Moyen-Orient.
Jusqu’à la reddition
Le sommet arabe, au cours duquel le président Abd-Rabbo Mansour Hadi a été conforté dans sa légitimité, a prévenu dimanche à Charm el-Cheikh (Egypte) que l’intervention militaire se poursuivrait jusqu’à ce que les rebelles «déposent les armes». Les opérations sont vouées à s’accentuer. «Ils n’auront plus aucun lieu sûr», a prévenu le général Ahmad Assiri, porte-parole saoudien de la coalition à propos des rebelles houthis et des partisans de l’ex-président Ali Abdallah Saleh, qui compte de nombreux fidèles au sein de l’armée. «L’objectif final de l’opération est de réinstaller un gouvernement légitime et de relancer le processus politique. Nous allons y arriver», a commenté un diplomate du Golfe pour souligner la fermeté de la coalition.
Le roi Salmane à l’épreuve
Les nouveaux dirigeants d’Arabie saoudite, qui ne cessent de raffermir leur mainmise sur le pouvoir, veulent jouer un rôle décisif dans la forme que prendra cette nouvelle guerre instable au Moyen-Orient. Le 21 mars dernier, les princes héritiers du Bahreïn et des Emirats arabes unis, ainsi que le Premier ministre du Qatar et le vice-Premier ministre du Koweït se sont rendus à Riyad pour une réunion, présidée par le ministre de l’Intérieur et prince héritier en second, Mohammad Ben Nayef, et à laquelle participait le ministre de la Défense, le prince Mohammad Ben Salmane. C’est au cours de cette réunion que la décision de lancer l’opération militaire aurait été prise. Depuis, les opérations à Riyad sont coordonnées par le Conseil des affaires politiques et de sécurité, haut organe exécutif mis en place et présidé par le nouveau roi, auquel participent les deux princes et le ministre des Affaires étrangères Saoud el-Fayçal.