Magazine Le Mensuel

Nº 3005 du vendredi 12 juin 2015

Spectacle

My limping granny. De complainte et de comptine

Organisé et dirigé par la compagnie de théâtre Zoukak, My limping granny, présenté les 7 et 8 juin au Métro al-Madina, est le fruit d’un atelier de travail avec huit participants, réfugiés palestiniens vivant dans et en dehors des camps. Une performance tonnante, des talents incontestables, une histoire immémoriale.

Ils sont huit acteurs sur scène, des amateurs, des réfugiés. Impressionnants. Tous, les deux comédiennes et les six comédiens. Impressionnants, tout d’abord parce que ce qu’ils représentent dans le cadre scénique du Métro al-Madina est leur vie, leur propre vie, leur réalité, coincés dans un monde aux contours précis et imprécis, aux couleurs de l’amour et du sang. Impressionnants ensuite par l’humour qu’ils arrivent à en dégager, à incarner. Un humour forcément noir, forcément poignant, un sourire qui se baigne dans un rictus.
Celui d’une condition qui ne cesse de se définir, de s’improviser. Qui ne semble avoir aucune issue, parce qu’ils sont des réfugiés, des exilés forcés d’une terre, d’un pays, la Palestine, qu’ils n’ont jamais connu, mais dont ils portent la mémoire. Une mémoire qu’ils ont héritée de cette «grand-mère boiteuse», eux, ses huit petits-enfants qui traînent, comme seul bagage ancestral, béquille inutile, la malédiction d’une histoire qui n’a pas de fin.
Résultat d’un atelier de travail de 15 sessions organisé et dirigé par Zoukak et soutenu par Selat: Links through the arts, un projet de la fondation A.M. Qattan en partenariat avec le fonds Prince Claus (Pays-Bas), My limping granny a été présenté au Métro al-Madina, le dimanche 7 et le lundi 8 juin. Dirigé par Hashem Adnan et Lamia Abi Azar, avec huit participants-acteurs, vivant dans et en dehors des camps de réfugiés palestiniens: Hussam Abdel-Kader, Rakan Khalil, Salma Rashdan, Christopher Ibrahim, Mahmoud Rashdan, Hicham Assaad, Wissam Chhab et Youmna Marwan. Entre le cabaret et le hakawati, la réalité se tisse à la dramaturgie, au cœur d’une performance à la fois «sérieuse» et «divertissante», morbide et glauque, consciente de sa noirceur et pour cela, paradoxalement, emplie d’espoir. La dualité, l’absurde de la vie. D’autant plus que le spectacle jette la lumière sur une situation aussi ambiguë que récente, et peut-être encore peu abordée: celle du camp de Yarmouk, des Palestiniens de Yarmouk, expulsés de leur pays d’origine, devenu même un concept, et de leur pays d’accueil, tout aussi provisoire et incertain, la Syrie. Des réfugiés doublement réfugiés dont la vie serpente dans les rues et ruelles de leur 3e terre d’accueil, cet autre camp de réfugiés au Liban. Et pourtant, la vie suinte, par les interstices d’une volonté d’être, d’un désir à aller au-delà de la malédiction, à saisir l’essence de la vie dans la vie emmurée. «Si on est persuadé de son désespoir, il faut agir comme si on espérait – ou se tuer. La souffrance ne donne pas de droits», disait Camus.
Entre la liberté et la cause, entre un pays de terre jamais foulée et un pays-concept immémorial, entre les rêves d’un passé constitué de rêves et la réalité abrupte et flagrante, l’acuité d’un présent, d’une identité, de citoyens dépourvus de toute citoyenneté, lorgnant l’ennemi qui s’infiltre jusque dans l’appartenance patriotique. Quelle patrie encore, autre que celle des histoires contées, dans laquelle pointent des mots hébreux? Certaines séquences entraînent non seulement le sourire, mais le rire même, cathartique certainement comme il est d’usage au théâtre, mais surtout réfléchissant dans tous les sens du terme.
«Quand les rêves des individus se terminent, l’actualité triomphe. Ils retournent au point de départ, aux plus petits espaces d’action et les plus beaux», lit-on dans la note de présentation. «Ils retournent à n’importe quelle ruelle familière. Ils croient être chanceux parce qu’ils sont toujours en vie. Ils croient être défaits, parce que le rêve est devenu mythe et la prophétie a été ratifiée. Ils découvrent un nouveau rêve et se préparent à créer un dénouement décent à leur histoire qui n’est pas terminée; leur histoire qu’ils ont toujours à raconter dès le début». Leur histoire, leur vie, qu’en tant que réfugiés, ils «improvisent tous les jours». La vie qui se célèbre sur des traditions héritées et perpétuées, qui ressemblent à des complaintes ou à des comptines. Chantons tous ensemble: «Ya sitti el-3arja el-3arja, ya mefta7 el-tabanja…».

Nayla Rached

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