Pour de nombreux pays, il est devenu l’homme à abattre. Depuis 2006, Julian Assange fait trembler les plus grandes nations, en révélant au grand public des centaines de milliers de câbles diplomatiques confidentiels via son site WikiLeaks. Portrait d’un homme à l’itinéraire particulier.
Cheveux d’un blond presque blanc, teint pâle, l’air déterminé mais souriant, Julian Assange reste une énigme pour bon nombre de personnes.
Depuis trois ans maintenant, le fondateur de WikiLeaks vit reclus dans une petite pièce qu’il a aménagée dans l’ambassade d’Equateur, au 3 Hans Crescent dans le quartier de Knightsbridge, à Londres. Réfugié dans ces murs depuis juin 2012 par crainte d’être arrêté par les autorités suédoises et, surtout, jugé aux Etats-Unis, il n’a jusqu’à présent, jamais mis les pieds en dehors du bâtiment. Ces trois ans, qui s’apparentent à une captivité forcée, n’ont pas nui à sa détermination à dénoncer les Etats et puissants à travers les milliers de documents diffusés par WikiLeaks. D’autres auraient sans doute cédé depuis longtemps. Lui non. Il faut dire que depuis son enfance, Julian Assange n’a jamais eu une vie ordinaire.
Celui qui fait aujourd’hui trembler les puissants de ce monde est né en 1971, à Townsville, dans le nord-est de l’Australie. De son enfance, Julian Assange avait confié au magazine américain New Yorker, qu’elle était plutôt «à la Tom Sawyer». «J’avais mon propre cheval. J’ai construit mon propre radeau. J’allais pêcher, me balader dans des boyaux de mines». Encouragé à expérimenter la vie par lui-même, le jeune garçon est scolarisé à la maison, dévore tous les livres qui lui passent sous la main et montre un intérêt particulier pour les sciences. La cellule familiale s’effrite. Sa mère quitte son père metteur en scène pour se mettre rapidement en couple avec un autre homme. Mais la relation tourne court. Le nouveau compagnon appartient à une secte. La mère prend alors son fils sous le bras pour fuir l’ex, devenu trop pressant. Mère et fils changent de ville, d’appartement, toujours en fuite. Restera de ces tranches de vie, la crainte, pour Julian Assange, d’être toujours poursuivi.
Un surdoué angoissé
Au cours de l’une de leurs «escales», Julian et sa mère habitent en face d’un magasin d’informatique. C’est là que le garçon goûte la première fois aux joies de l’ordinateur. Adolescent doué, il apprend très vite à cracker des programmes et s’amuse à retrouver des messages cachés laissés là par les programmateurs. Dans les années 80, alors que les hackers ne sont pas encore légion, le jeune Assange apparaît vite comme un surdoué. Son leitmotiv, déjà à l’époque: «Partager les informations», sans «détruire les réseaux dans lesquels vous vous introduisez».
Il vit dans des squats. Mais la naissance de son fils, alors qu’il n’a lui même que 18 ans, le voit retourner dans un schéma de vie plus classique, tout en continuant sa vie de hacker spécialisé dans les systèmes informatiques des grandes entreprises…
Si la crainte d’être pris − et arrêté − le hante toujours, le combat judiciaire qu’il entame, mais perdra à 28 ans, pour obtenir la garde de son fils, le ronge. A tel point que ses cheveux, bruns jusqu’alors, blanchissent.
D’un naturel angoissé, Julian Assange s’entoure, dans tout ce qu’il fait, d’extrême prudence. Et d’une détermination à toute épreuve. Le projet WikiLeaks, dans lequel il se lance à corps perdu en 2006, en est la preuve. Après des années de hacking, le jeune homme veut œuvrer pour le principe qu’il érige en véritable leitmotiv. La transparence. En fondant WikiLeaks, l’Australien crée une plateforme pour tous les citoyens bien informés afin qu’ils puissent dénoncer les abus de l’Etat dont ils sont témoins. Des mois durant, Assange travaille d’arrache-pied pour parvenir à créer l’architecture d’un site qui soit le plus sécurisé possible. Les premières révélations porteront sur un cheikh somalien, mais l’affaire n’ira guère plus loin, le lanceur d’alerte restant sceptique quant à la véracité des informations.
Son premier gros coup au sein de WikiLeaks le met d’entrée sous les projecteurs. En 2008, avec un hacker néerlandais du nom de Rop Gonggrijp, Assange voyage de l’Islande, où ils se sont installés, jusqu’à Washington. Une conférence de presse est organisée pour présenter des révélations de WikiLeaks à une assemblée de journalistes. Une vidéo attire l’attention. Et pour cause. Collateral Murder montre des images prises d’un hélicoptère de l’armée américaine en Irak. Les conversations entre les soldats et leur hiérarchie se font entendre, lorsqu’ils repèrent un groupe de personnes dans une rue. Les soldats confondent des caméras avec des lance-roquettes et lancent une attaque contre le groupe. Deux journalistes de Reuters sont tués. WikiLeaks et son fondateur entrent dans la lumière. L’affaire aura un retentissement énorme.
Désormais, l’Australien chevronné n’aura plus de ports d’attache. Comme dans son enfance, il migre de ville en ville, de pays en pays. Avec toujours, cette crainte d’être arrêté. Assurant ses arrières, il veille aussi à prémunir le site WikiLeaks de la moindre faille. Sa «paranoïa» est telle que lui-même n’est pas au courant de la totalité du système informatique qui constitue le site. Dans une interview, Assange indique: «Nous ne savons pas nous-mêmes comment nous récupérons nos informations. Si vous voulez vraiment protéger vos sources, vous devez vous assurer que personne, même au sein de votre propre organisation, ne sache ce qui se passe. Vous-même êtes alors incapables de dénoncer vos sources».
Sur sa lancée, Assange et ses collègues continuent de collecter les documents. La divulgation de plus 450 000 dépêches diplomatiques, dont la moitié sont américaines, concernant les guerres d’Irak et d’Afghanistan, livrées par l’ancien soldat américain Bradley Manning, consacre WikiLeaks en 2010. Puis en avril 2013, l’organisation met en ligne sa plus grosse livraison: environ 1,7 million de documents diplomatiques remontant aux années 1973 à 1976 baptisés les «câbles diplomatiques de Kissinger».
Cette opération titanesque permet à l’Australien de se livrer à son combat de toujours, les frictions entre les citoyens et l’Etat, accusé d’être Big Brother.
Si son fonds de commerce est indissociable d’Internet, l’homme n’en est pas moins très critique sur les dérives de la Toile. «Aujourd’hui, tout se passe sur Internet, les conversations, les communications entre personnes ou entre entreprises. Si quelque chose s’y passe mal, ça se passera mal pour toute la civilisation humaine. Pour ce qui est de la surveillance sur le Web, la situation dépasse tous les rêves de la Stasi! Le système de surveillance à travers Internet est absolu et total», explique-t-il lors d’une interview accordée à la radio française Europe 1. En novembre 2012, il publie d’ailleurs Menace sur nos libertés, comment on nous espionne, comment résister (Robert Laffont, 2013), un livre d’entretiens avec des militants d’Internet libre.
En attendant, les révélations des fameux câbles diplomatiques à l’échelle mondiale font se réaliser les pires cauchemars du désormais quadragénaire australien. La taupe, à l’origine des fuites, Bradley Manning, est traduit devant une cour martiale et jugé coupable d’espionnage, vol et fraude informatique aux Etats-Unis.
Assange, l’éternel nomade, se décide alors à trouver refuge à l’ambassade d’Equateur qui lui accorde l’asile politique. Nous sommes en juin 2012. Ce petit pays d’Amérique latine est notoirement anti-américain et son dirigeant, Rafael Correa, proche des vues de feu Hugo Chavez. Les serveurs de WikiLeaks sont hébergés, en partie, dans un bunker antiatomique, à 30 mètres sous terre, en Suède.
Trois ans sont passés. A ce jour, l’ambassade et son invité encombrant jouissent d’une surveillance 24h/24, 7 jours sur 7 des policiers britanniques. Si le fondateur de WikiLeaks venait à en sortir, la police britannique l’arrêterait tout de suite pour l’envoyer par avion à Stockholm, où des juges l’attendent pour une affaire d’agression sexuelle, des accusations qu’il rejette en bloc. Fidèle à lui-même et un tantinet provocateur, l’activiste a même créé un site Internet pour dénoncer le «gaspillage gouvernemental» consacré à sa surveillance, qui représenterait à ce jour plus de 17 millions de dollars.
Un logis de 18 m2
Mais ce ne sont pas seulement les poursuites suédoises que craint le petit génie australien. La Suède pourrait en effet l’extrader manu militari vers les Etats-Unis, où une «enquête sans précédent» est en cours.
Sa réclusion ne l’empêche pas, loin s’en faut, de poursuivre la mission qu’il s’est fixée. Evoquant sa «vie difficile» au micro d’Europe 1, il confie que ce qui lui le dérange le plus est la «menace qui pèse sur (sa) famille et sur (ses) enfants». «La surveillance dont je fais l’objet est illégale. Le fait que tous mes visiteurs soient passés au crible présente des difficultés pour travailler. La vie est difficile bien entendu, par certains côtés. Contrairement à d’autres détenus de droit commun, je n’ai par exemple aucune possibilité d’exercices physiques», détaille-t-il. Au sein du bâtiment, l’activiste s’est aménagé une petite pièce de 18 m2. Une lampe imite la lumière diurne pour l’empêcher de déprimer et il court tous les jours sur le tapis roulant offert par le réalisateur Ken Loach. Dans la pièce, un ordinateur posé sur une table ronde lui permet de travailler, tout en utilisant des logiciels sophistiqués de chiffrement. Pour se nourrir, Assange commande des plats à emporter fournis par des restaurants dont il garde le nom secret, par peur d’être empoisonné. Il reçoit quelques visiteurs fidèles, dont Sarah Harrison, membre de WikiLeaks, qui avait joué un grand rôle dans l’affaire Snowden.
Son refuge transformé en prison, Assange ne pense pas le quitter encore. En août 2014, alors que des rumeurs disaient sa santé fragile, il avait affirmé qu’il pourrait quitter l’ambassade «sous peu». Ses problèmes de santé seraient bien réels, puisqu’il souffrirait d’une maladie cardiaque et pulmonaire, de troubles de la vue, d’une haute pression sanguine et d’une forte carence en vitamine D, faute de soleil. Sarcastique, il avait lancé lors d’une conférence de presse: «Peut-être serait-il temps de réaliser que WikiLeaks n’est pas le problème principal de l’Occident, peut-être que moi et ma maison d’édition sommes une menace moindre que l’Etat islamique en Irak ou, plus près de nous, les pédophiles à Westminster?».
Presque un an plus tard, l’Australien apparaît plus circonspect: «Mes circonstances présentes ne vont pas changer pendant assez longtemps», estime-t-il aujourd’hui à Europe 1. Son seul espoir serait que ses avocats obtiennent
de Londres qu’il sécurise son départ vers l’Equateur.
Trois ans de réclusion volontaire ne lui ont en tout cas pas ôté sa volonté d’en découdre avec les Etats-Unis. «Si je devais effectivement finir aux Etats-Unis, je me battrais très certainement et il en coûterait au pouvoir américain de me faire tomber». Isolé, Assange n’est pas seul pour autant, il reste au cœur d’un réseau qui n’a pas fini de faire parler de lui.
Jenny Saleh
Avec Snowden, même combat
Assange cloîtré dans l’ambassade de l’Equateur, Edward Snowden reclus en Russie. Un point commun: ils sont tous les deux des lanceurs d’alerte traqués par les Etats-Unis, entre autres. L’un aura indirectement aidé l’autre. car c’est Sarah Harrison, la collègue − et présumée compagne − du fondateur de WikiLeaks qui s’est rendue à Hong Kong, où l’ancien employé de la NSA s’était caché des autorités américaines pour lui remettre un sauf-conduit équatorien fourni par Assange et ses protecteurs. Plus tard, alors que Snowden est bloqué dans la zone de transit de l’aéroport Cheremetievo de Moscou, c’est encore Harrison qui s’occupe de délivrer les demandes d’asile en mains propres aux autorités russes, qui les transmettront aux ambassades concernées. Sans succès. Tous refusent. Snowden reste en Russie qui lui a accordé un asile temporaire.
Agression sexuelle et viol
Jusqu’à présent, Julian Assange fait toujours l’objet d’une plainte pour agressions sexuelles et viol qui pourrait lui coûter la prison en Suède. Des accusations portées par deux Suédoises d’une trentaine d’années et que lui-même nie, arguant que les relations étaient consenties. Le 15 juin dernier, après des mois de tergiversations, le parquet suédois a annoncé avoir déposé une demande auprès des autorités britanniques et équatoriennes afin d’entendre le fondateur de WikiLeaks en juillet.
Dans le détail, Assange est accusé de «sexe par surprise» (d’avoir volontairement caché l’absence d’un préservatif efficace à sa partenaire). Des accusations qu’il rejette, assurant que cette affaire a été montée de toutes pièces par les Etats-Unis.
Pourquoi l’Equateur?
On s’en doute, avec Assange rien n’est laissé au hasard. Le choix de l’ambassade d’Equateur en témoigne. Quito a bien signé un traité d’extradition avec Washington, en vigueur depuis 1973. Mais le texte est flou. Il stipule qu’une personne recherchée «pour des raisons politiques» échappe aux conditions d’extradition entre les deux pays. Or, comme certains sénateurs américains se sont empressés de qualifier Edward Snowden, un autre lanceur d’alerte, de «traître», l’Equateur pourrait considérer qu’il est un réfugié politique demandant l’asile, à l’instar de Julian Assange, parce que poursuivi pour ses opinions politiques.
Proche des vues d’Hugo Chavez, le président équatorien Rafael Correa avait aussi clamé, le 22 août 2012, après avoir accordé l’asile politique à Assange, que «lorsqu’il est question des droits de l’homme, l’Equateur ne négocie pas».