Après Lebanon shot twice, Zaven Kouyoumdjian a récemment publié, aux éditions Hachette/Antoine, l’ouvrage Assaada llahou Massa’akoum – Cent moments qui ont créé la télévision au Liban. Au fil de l’entretien chaleureux avec Zaven, au fil des pages, se dévoile une œuvre portée tout près du cœur pour réchauffer toute maison libanaise.
Un moment télévisé, c’est le concept sur lequel a décidé de travailler Zaven Kouyoumdjian. «C’est le moment où le spectateur se fige devant le poste, où son souffle se coupe, et où, premier réflexe, il cherche la télécommande pour augmenter le volume. Chaque jour à la télé, poursuit-il, il y a une multitude de moments; certains deviennent une partie de la mémoire, d’autres constituent le bavardage du jour». Le moment ne peut toutefois pas être défini selon une approche scientifique, mais en prenant en considération différents points de repère, tels que sa popularité, son impact sur l’industrie, à quel point est-il devenu une partie de la culture populaire, à quel point reflète-t-il le contexte historique, politique et social… autant d’éléments qui font partie des 12 critères établis par Zaven pour sélectionner les «100 moments qui ont créé la télévision au Liban».
Cinq ans de travail acharné, de recherches, d’obsession et de plaisir. Cinq ans durant lesquels il a visionné des milliers et des milliers d’heures de télévision, en noir et blanc, en couleur, lu, relu, fouillé et retenu les colonnes d’al-Chabaka, du Dalil an-Nahar pour repérer l’heure de retransmission des programmes, interviewé plus de 200 personnes, tout autant des acteurs de l’industrie ou des citoyens lambda sur leur participation, leurs souvenirs… certains étant aujourd’hui décédés… Cinq ans de détermination pour compiler 55 ans de télévision au Liban depuis sa création en 1959. L’aventure ne fait que commencer…
Le livre n’est pas juste à propos de la télévision, mais aussi à propos du Liban, de l’histoire du Liban à travers la télévision, de la culture populaire du pays, parce que, selon Zaven, la télé n’est pas que du divertissement, puisqu’elle a façonné l’identité libanaise. Avant son apparition, le pays était divisé; on ne mettait pas les enfants au lit en leur racontant la même histoire, du nord au sud, à l’intérieur même de Beyrouth, chaque région vivait à un rythme différent, selon d’autres valeurs, d’autres histoires. «La télévision a uni les Libanais qui ont commencé à s’endormir à la même histoire, celle de la télé justement. Elle a instauré de nouvelles valeurs, des valeurs communes, qui ne sont ni chrétiennes ni musulmanes, des valeurs populaires, une culture libanaise».
Même plus tard, dans les années 70, quand la télé libanaise a commencé à être diffusée dans la région, les pays arabes ont perçu alors le rêve libanais, l’esprit libanais à travers les séries dramatiques. A tel point que, et confirmant ses dires, Zaven rappelle que le célèbre écrivain arabe el-Moutannabi a, depuis la création d’une série éponyme, un visage, celui de l’acteur Abdel-Majid Majzoub; ou, autre exemple, pour toute une génération dans les pays du Golfe, quand on évoque l’image d’une belle jeune fille dans le désert, c’est tout de suite Samira Toufic qui vient à l’esprit… «Tous ces gens sont devenus des icônes, aussi bien nationales, que pour le monde arabe, chaque génération ayant produit et s’attachant à ses icônes qui disparaissent avec elle», sauf si… Zaven avance cette autre idée, fil rouge de son livre, son intention de départ: «La mémoire nationale se construit quand quelqu’un transforme ces icônes d’une génération passée en icônes nationales autour desquelles les gens peuvent s’unir».
Et si la nostalgie se modernise?
C’est dans le complexe amalgame entre le passé et la mémoire que réside la nostalgie, cet état devenu presque une seconde entité des Libanais, même de la nouvelle génération qui n’a pas pourtant aucun souvenir de cette période-là. Parce que, selon Zaven, notre mémoire n’est pas continue. «Les Libanais n’ont pas eu une vie normale avec un cheminement précis. Notre vie est morcelée, notre mémoire n’est pas reliée. Il y a les moments d’avant la guerre, durant la guerre, il y a la guerre, l’après-guerre, la guerre après la guerre… Tous ces moments sont disparates. Il y a eu une rupture, des ruptures. Tout ce qui a été après la guerre ne s’est pas normalement ajouté à ce qui a été avant… En raison de la guerre, de l’insécurité, des changements, les Libanais sentaient alors qu’un jour viendra où les choses seront à nouveau belles, où Beyrouth sera à nouveau la Suisse du Moyen-Orient, le jour viendra où… Cette mémoire-là qui les confortait, ils se refusent encore à la manipuler, à jouer avec». C’est en cela précisément que réside la différence entre la nostalgie du Libanais et celle qui empreint le monde où la mémoire est remodelée, placée dans un nouveau contexte.
Dans son ouvrage, Zaven semble prendre un grand plaisir à placer chaque moment dans son contexte au cœur d’une histoire nouvelle, tour à tour drôle, amusante, touchante, vivante. Il joue avec ces personnages, avec ces icônes, pour les inscrire dans la mémoire nationale, pour en faire des Idées, quitte à créer une controverse. Sabah, par exemple, est immortalisée à travers ce que Zaven considère être son «moment» le plus important, qui a effacé les nombreux autres moments qu’elle a créés: son mariage avec Fadi Lebnen. «Pourtant, c’est le moment le plus noir dans sa vie mais, par ce mariage, elle a défié Dieu, la nature, clamant haut et fort qu’à 60 ans on peut toujours être une femme, on peut aimer, épouser un homme tellement plus jeune. Elle a ouvert les limites de notre esprit et élargi l’âge de la femme. D’ailleurs, c’est Fadi Lebnen lui-même qui l’a surnommée al-Oustoura (la légende) et il n’avait pas tort, sinon on l’aurait seulement appelée al-Chahroura».
Conscient de cette «grande responsabilité» qui l’a tenu éveillé des nuits durant, par crainte de ne pas rendre justice à certains, tout en respectant ses critères, Zaven tenait, par ce livre, à inscrire ces personnages télévisés dans l’histoire. Dans l’espoir que la nouvelle génération, qui n’est pas influencée par le passé, s’en empare pour les traduire, les réinterpréter, les réincarner selon les critères d’aujourd’hui. «Ces personnages-là sont des valeurs, tels des monuments dans la ville qu’on peut parfois colorier, sur lesquels on peut graver, dessiner ou en faire un film… le monument n’en sera que plus beau». Et d’ajouter, lucide quant à n’être qu’un «bout de bois dans cette grande cheminée qu’est la télévision qui ne se soucie que de la chaleur qu’elle procure» et non des branches qu’elle consomme et consume, «ce livre est mon moyen de remporter une victoire sur la télévision et non le contraire, mon outil pour gagner et pour aider tous ces gens-là à gagner la bataille. C’est mon héritage. C’est mon moment».
Nayla Rached