Une fois de plus, le général Michel Aoun est sous les projecteurs. Certains le critiquent violemment et d’autres sont prêts à tout pour lui. Sous le titre de la «reconquête des droits des chrétiens», il lance un mouvement de protestation que chaque partie commente à sa manière.
Jamais un leader n’aura suscité une telle controverse. Le général Michel Aoun aime les situations extrêmes et son dernier mouvement de protestation, que certains qualifient déjà de «sa dernière grande bataille», domine actuellement la scène politique interne. Pourtant, ni Aoun ni ses partisans n’ont donné d’indications sur leur programme d’action, mais il semble que le CPL ne cherche pas à déployer dans la rue un nombre impressionnant de partisans. Les mauvaises langues disent d’ailleurs que c’est bien parce que la mobilisation populaire n’est plus au rendez-vous. En tout état de cause, la décision de Aoun, qui a répété qu’il ira «jusqu’au bout», est accueillie de manières différentes dans les milieux politiques. Il y a ceux qui y sont totalement opposés et qui la qualifient d’irrationnelle et d’acte désespéré. Il y a aussi ceux qui la comprennent, mais restent sceptiques sur son timing et sur son efficacité et, enfin, il y a ceux qui l’appuient sans réserve, estimant que c’est le bon moment de jouer la carte de la rue…
Les partisans du premier camp rappellent ainsi qu’il avait été au départ question de rééditer l’expérience de l’afflux populaire vers le palais de Baabda des années 1989 et 1990, avec un changement toutefois dans le lieu de rencontre qui serait Rabié où réside le chef du CPL. Mais faute de gens, cette idée a été abandonnée au bout de deux dimanches. De même, toujours selon les partisans des thèses hostiles au général Aoun, la base aouniste ne serait pas enthousiaste pour descendre de nouveau dans la rue et les sympathisants auraient du mal à adhérer à cette bataille qui, à leurs yeux, a une connotation personnelle pour le général. De plus, même ses alliés ne seraient pas trop favorables au recours à la rue pour obtenir les droits des chrétiens, sachant que, pour couronner le tout, le général ne les consulte pas avant de prendre ses décisions. C’est notamment le cas du courant des Marada et de son chef, le député Sleiman Frangié, qui non seulement s’est prononcé en faveur de l’ouverture d’une session parlementaire extraordinaire (à laquelle Aoun est opposé parce que, pour lui, il ne faut pas légiférer en l’absence d’un président de la République), mais il a, de plus, laissé entendre que ses partisans ne participeront pas aux manifestations du CPL. Ceux qui critiquent le général Aoun disent aussi que même son allié indéfectible, le Hezbollah, ne serait pas favorable au recours à la rue, surtout en une période aussi sensible et aussi tendue et après les incidents de Saadiyate. Pour le Hezbollah, la priorité est ailleurs, elle est aux combats en Syrie et aux développements régionaux. Par conséquent, il préférerait avoir la paix au Liban et ne pas créer de nouveaux problèmes. Pour cette raison, il ne serait pas d’accord avec la décision de Aoun de lancer un mouvement de protestation dans la rue, sans oser le dire clairement. En revanche, le président de la Chambre Nabih Berry, chef du mouvement Amal, le dit explicitement et ne cache pas son conflit avec le général et son hostilité à ses thèses.
Echec attendu?
Ceux qui critiquent le général Aoun sont ainsi convaincus que l’action de protestation qu’il lance actuellement est vouée à l’échec et, finalement, après avoir tellement crié aux chrétiens que leurs droits sont bafoués, le seul résultat possible sera de provoquer une nouvelle vague d’émigration chez les chrétiens du Liban, qui réduira encore plus leur influence dans ce pays.
Le camp des sceptiques est moins sévère, tout en restant réservé. Il considère ainsi que les revendications du général Aoun sont justifiées, mais le timing n’est pas opportun. Depuis son retour au Liban, le camp du 14 mars n’a cessé de braquer le général et de le combattre systématiquement avant même de connaître ses intentions. Dès qu’il formule une demande ou un objectif, la réaction de refus est immédiate. Qu’il s’agisse des nominations administratives qui dès qu’elles portaient sur les postes chrétiens étaient paralysées par l’ancien président de la République Michel Sleiman, ou des questions fondamentales comme la loi électorale, les réclamations de Michel Aoun ont toujours été rejetées. L’homme a ainsi été poussé dans ses derniers retranchements et il est donc normal qu’il réagisse de la sorte. D’autant que le fait de vouloir un nouveau commandant en chef de l’armée est une revendication naturelle, conforme à la loi, surtout après une première prorogation du mandat du général Jean Kahwagi. D’ailleurs, lorsque Michel Aoun a parlé du général Chamel Roukoz, aucune voix ne s’est élevée pour proposer un autre candidat. C’est dire que ce n’est pas la personne du général Roukoz qui est contestée, mais bien le fait que la demande vienne de Michel Aoun. Malgré cela, ces parties estiment que le recours à la rue à l’heure actuelle est maladroit. Non seulement, celle-ci risque de ne pas répondre aux attentes du général Aoun, mais de plus, la situation interne est tellement instable que les dérapages restent possibles.
Risque de dérapage?
Les camps palestiniens sont plus que jamais des bombes à retardement, alors que la présence massive des réfugiés syriens répartis sur l’ensemble du territoire libanais peut, elle aussi, servir de terrain favorable à des troubles sécuritaires. L’armée étant engagée à la frontière avec la Syrie, il n’est donc pas souhaitable à l’heure actuelle de mettre en danger la stabilité interne pour des revendications aussi structurelles, qui ne peuvent finalement pas être réglées par les seuls Libanais.
Pour ceux qui appuient la décision du général Aoun, il est clair que ce dernier n’avait plus d’autre choix que de recourir à la rue, surtout après les rejets répétés de toutes ses propositions de dialogue et d’accord. Ce camp est convaincu que depuis l’adoption de l’accord de Taëf, il y a eu une marginalisation systématique des chrétiens. Au début, on en rendait responsable le tuteur syrien qui intervenait dans toutes les décisions internes du Liban. Mais à partir de 2005, après le retrait des troupes syriennes, la marginalisation a continué. Le leader druze, Walid Joumblatt, avait d’ailleurs donné le ton, qualifiant le retour de Michel Aoun au Liban, après 14 ans d’exil, de «tsunami». C’est donc un peu comme si les seuls chrétiens appréciés par l’establishment politique qui gouverne le Liban sont ceux qui sont dans le rang et qui ne font pas des vagues, n’ayant pas d’assise populaire pour renforcer leur position. Tous les développements de ces dix dernières années n’ont fait que conforter les chrétiens dans la conviction que pour les autres communautés, ils ne sont pas des partenaires à part entière, puisque aussi bien les sunnites, les chiites que les druzes s’arrogent le droit de grignoter leur influence. Le Premier ministre est ainsi choisi par le courant fort chez les sunnites, qui ne consulte même pas les autres composantes de la communauté avant de faire son choix, le président de la Chambre est choisi par les deux formations chiites importantes, mais le président de la République doit être choisi par tout le monde. L’injustice commence par ce point et s’étend à tous les niveaux de l’Etat. Il est donc temps que cela change et si cette fois, les chrétiens cèdent encore, ils ne pourront plus rien réclamer et n’auront plus que les miettes du pouvoir. Il est donc urgent d’agir et c’est même le bon moment. D’abord, parce qu’il y a, comme le disent les milieux diplomatiques, un parapluie international qui protège le Liban et, ensuite, parce que pour la première fois, les chrétiens ont un allié solide et loyal, le Hezbollah, qui a son poids sur la scène locale.
Quelles que soient les positions, Michel Aoun a fait son choix. Il ira jusqu’au bout de cette bataille.
Joëlle Seif
Désobéissance civile?
La première indication est venue du député Nabil Nicolas, qui a invité les partisans du CPL à ne pas sortir de chez eux jeudi, en attendant la fin de la réunion du gouvernement. Cet appel étonnant a été perçu comme un mot d’ordre déguisé et comme l’indication de l’intention du CPL de recourir à la désobéissance civile, si ses revendications ne sont pas prises en compte.