Située sur la route de la Soie, au milieu de l’Asie centrale, la ville de Turkestan abrite tout simplement la merveille architecturale du Kazakhstan et de ses steppes arides: le mausolée d’Ahmed Yasawi, poète et illustre maître soufi du XIIe siècle.
Que ce soit en voiture, en train (17 à 20 heures de trajet) ou en avion, de la capitale culturelle du Kazakhstan Almaty, la ville du Turkestan se mérite! Il faut dire que, dans cette ancienne République soviétique, 260 fois plus étendue que le Liban, les distances entre deux localités mettent souvent à rude épreuve les voyageurs. Mais qu’à cela ne tienne, pour découvrir l’unique édifice de la dynastie timuride au Kazakhstan, l’un des plus grands et des mieux préservés au monde, considéré le premier lieu de pèlerinage pour la communauté musulmane en Asie centrale, les kilomètres ne se comptent pas.
Il était une fois le grand maître du soufisme turc…
Sur le site, devant un parterre de roses, se dresse le plus grand portail d’Asie centrale, haut de 38 mètres. Il s’agit de celui du mausolée d’Ahmed Yasawi, un humaniste, poète et grand maître soufi. Nous sommes à Turkestan, une localité aux plus de 1 500 ans d’histoire, lieu de rencontre des civilisations nomades et sédentaires, véritable carrefour culturel et économique entre l’Orient et l’Occident.
Selon les écrits de Wanda Dressler, chercheuse au CNRS, au Laboratoire Dynamiques sociales et recomposition des espaces (Ladyss), la cité de Turkestan – préalablement nommée Yasi – serait l’une des villes musulmanes les plus anciennes du Kazakhstan et l’un des grands centres de la culture turque. «De 552 à 704, elle fit partie du puissant Kaganat turc, centre politique et religieux des éleveurs nomades et premier empire de la zone, explique Wanda Dressler. C’est au VIIIe siècle que les premiers califats médiévaux pénètrent dans cette région, apportant avec eux l’islam. Ceux-ci vont porter la civilisation urbaine d’Asie centrale à son apogée, sous la dynastie des Karakhanides. Sous leur égide, la cité d’Yasi devint un centre de propagation de l’islam, à partir du IXe siècle». La cité ne tardera pas à devenir, un siècle plus tard, un grand centre commercial et administratif puis, au XIIe siècle, le second centre religieux du monde musulman, une deuxième Mecque, pour cette partie des peuples turcs de l’Eurasie. L’acteur de cette spiritualité exceptionnelle et de la propagation de l’islam se prénomme alors Khodja Ahmed Yasawi, fondateur de la branche turque du soufisme. De son message, «ressortent un amour pour l’humanisme, la tolérance, l’attention et le respect envers les femmes, l’enseignement des sciences, poursuit la chercheuse. Son enseignement aboutit à la conversion des nomades au soufisme (islam réinterprété et adapté au mode de vie nomade, au dire des intellectuels kazakhs rencontrés dans cette ville). Ses poèmes (versets de sagesse) sont encore très populaires aujourd’hui comme ils constituaient le livre de chevet des Kazakhs au début du siècle, avant que la révolution russe et le régime bolchevique ne l’éliminent de leur quotidien».
L’histoire raconte que le sage ayant atteint l’âge de 63 ans, l’âge du prophète Mohammed, il se serait retiré dans une cellule souterraine jusqu’à sa mort, estimant qu’il n’était pas nécessaire que sa vie soit plus longue que celle du Prophète. Il mourut finalement en 1166. Ses disciples décidèrent alors de lui construire un petit mausolée.
… et la grandeur de Tamerlan
Celui qui s’impose devant nos yeux aujourd’hui n’est visiblement pas petit. Et pour cause, il est doté de la plus grande façade d’Asie centrale, du plus grand dôme également. C’est l’œuvre de Tamerlan, Timur, l’un des plus grands guerriers turco-mongols, vivant au XIVe siècle, fondateur de la dynastie des Timurides. Redoutable chef de guerre et fin stratège, il entreprit en 1389 d’ériger sur le mausolée du sage Yasawi – devenu un important lieu de pèlerinage – un édifice grandiose recouvert de céramiques vertes et bleues. Il aurait même pris part à l’ouvrage personnellement.
Il faut dire qu’il déploya de grands moyens pour achever son œuvre qui mobilisa bon nombre d’artistes, architectes, astronomes, faïenciers, mosaïstes, ciseleurs ou encore métallurgistes iraniens venant d’Ispahan ou de Chiraz. D’ailleurs, «les innovations introduites dans l’organisation spatiale, les voûtes, les coupoles et la décoration [du mausolée] ont servi de prototypes à d’autres édifices majeurs de la période timuride, en particulier à Samarkand» en Ouzbékistan, indique l’Unesco, qui a inscrit le mausolée dans sa liste du patrimoine mondial en 2003. Un mausolée, «considéré comme un exemple exceptionnel de style timuride, qui contribua au développement de l’architecture religieuse islamique».
Les raisons de cet ouvrage? Au-delà, pour Tamerlan de rendre un hommage sincère à l’humaniste soufi, il y en aurait plusieurs: financière, en développant le nombre de pèlerins; tactique, se faisant des alliés du côté des Soufis soutenus par la grande communauté nomade, et puis également historique, en laissant son nom gravé dans la roche ou plutôt dans un bronze de deux tonnes situé aujourd’hui au milieu de la pièce centrale du mausolée. L’édifice est constitué de 35 chambres différentes réparties sur deux étages, du tombeau d’Ahmed Yasawi bien sûr, mais également d’une mosquée, d’une madrassa ou encore de cellules d’habitation, de tribunaux, d’une ancienne bibliothèque et d’une cuisine qui servait dans des temps anciens à nourrir pèlerins et derviches itinérants.
Toutefois, le mausolée demeure inachevé, le chantier s’étant arrêté à la mort de Tamerlan en 1405, laissant la façade dans son plus simple appareil. D’ailleurs, les poutres en bois que l’on distingue sur la façade auraient servi à hisser les matériaux nécessaires à la suite des travaux, une sorte d’échafaudages d’un autre temps. D’après les sources de l’Unesco, deux minarets n’auraient également jamais vu le jour.
Transformé en forteresse au cours du XIXe siècle et doté d’un mur défensif en briques d’argile crue, le mausolée a, depuis, été régulièrement rénové. Sur le site, il est possible de découvrir également plusieurs autres petits mausolées et des bains datant du XVIe siècle, utilisés jusqu’en 1975 et réhabilités depuis en musées.
Delphine Darmency, Turkestan
L’Unesco aux aguets
Le site, classé depuis 2003 au Patrimoine de l’humanité de l’Unesco, retient, depuis quelques années, l’attention de l’organisation internationale. La cause de cette inquiétude? L’élaboration de la Mosquée des 2 000 prières dont les dimensions – notamment la hauteur – constitueraient un possible impact négatif sur le cadre du mausolée. Ainsi, dans son dernier rapport datant de 2014, l’institution «regrette qu’en dépit des assurances fournies par l’Etat partie, la hauteur des minarets n’ait été réduite qu’à 33,1 mètres au lieu de 26 mètres [initialement 38,5 mètres], et que la hauteur du dôme n’ait pas du tout été réduite [31,5 mètres] pour atteindre beaucoup moins que les 28 mètres recommandés par la mission consultative menée en 2010. Bien que la conception architecturale de la mosquée n’ait pas d’impact immédiat sur le cadre du mausolée, l’impact visuel possible en termes de hauteur reste préoccupant».