La situation était prévisible. Les spécialistes de l’environnement ne s’étaient pas trompés lorsqu’ils ont jugé irréaliste l’engagement du gouvernement, en janvier dernier, à régler définitivement ce dossier. Aujourd’hui, avec 40 000 tonnes de déchets qui s’entassent dans les rues du pays, la solution ne réside plus dans le simple ramassage des ordures. Elle doit être radicale. Retour sur une affaire politisée, cachant d’énormes intérêts financiers.
Après plusieurs prorogations, la décharge de Naamé a finalement fermé ses portes, le vendredi 17 juillet 2015. Le contrat de la compagnie Sukleen avec l’Etat ayant pris fin et le dépotoir n’étant plus prêt à recevoir des déchets, la seule entreprise privée en situation de monopole pour gérer les poubelles de la zone de Beyrouth, de ses banlieues et du Mont-Liban, a cessé d’assurer le ramassage et le transport des ordures qui se sont accumulées dans les rues de la capitale et de plusieurs régions du pays. En quelques jours seulement, plus de 150 bennes ont été incendiées de manière volontaire par les citoyens libanais en colère. Des dizaines d’autres ont été recouvertes de chaux, pour limiter les dégâts causés par la pollution.
Retour sur les causes
Un petit retour en arrière s’impose pour mieux comprendre les raisons pour lesquelles les Libanais sont condamnés, aujourd’hui, à vivre dans les poubelles.
Décembre 2014. Préparé par une commission ministérielle, un nouveau plan national pour la gestion des déchets est discuté en Conseil des ministres. Ce plan divise le Liban en six régions, dont la gestion serait confiée à des entreprises privées, chargées elles-mêmes des travaux de ramassage, de gestion et de traitement des ordures, mais aussi chargées de trouver des sites de décharges sanitaires. Ce projet prévoit également qu’au cours des trois premières années, chaque décharge ne recevra que 40% des déchets, les 60% restants devant être traités. Ces proportions chuteront par la suite à 25% et 75%.
Janvier 2015. En dépit de l’opposition des ministres de Walid Joumblatt, le Conseil des ministres décide d’adopter la feuille de route visant à gérer les déchets du Liban, s’accordant un délai de trois mois, renouvelables, afin de trouver une alternative à la décharge de Naamé, supposée être définitivement fermée le 17 janvier. C’est aussi parce que l’appel d’offres nécessite au moins deux mois pour être lancé, que le gouvernement a décidé une rallonge de trois mois, renouvelables également pour une fois au besoin, du contrat de Sukleen. Aucune compagnie n’ayant répondu à l’appel d’offres pour la capitale et ses environs, le Liban baigne dans ses déchets et les autorités tentent de taire l’affaire par des solutions temporaires, histoire de gagner du temps: envoyer les déchets vers des régions éloignées, demander aux municipalités de traiter elles-mêmes leurs ordures, etc.
Sukleen ou l’opacité d’un système
Environ 120 millions de dollars par an, soit entre 160 et 173 dollars la tonne en 2010 (selon des chiffres fournis par le Conseil du développement et de la reconstruction, CDR): telles sont les sommes payées par l’Etat à Sukleen. Même si les contrats conclus par l’entreprise ne sont pas transparents, le système avec lequel traite la compagnie reste suspect, aucun chiffre justifiant le montant des factures n’ayant jamais été avancé. Ces montants sont prélevés sur le budget des municipalités, sans leur consentement, grâce à une ponction directe dans la Caisse autonome des municipalités. Cette enveloppe n’étant pas suffisante, c’est au Trésor public de payer la différence. A comparer avec d’autres régions du Liban, non «traitées» par Sukleen, nous relevons les chiffres suivants: 35 dollars la tonne de déchets (ramassage exclu) dans le caza de Jbeil, 28 dollars la tonne de déchets (ramassage exclu aussi) dans la Békaa. Plus encore, en effectuant une comparaison avec les autres pays de la région, nous pouvons constater que la moyenne régionale pour le traitement des déchets se situe entre 45 et 60 millions de dollars par an contre 120 millions pour le seul Mont-Liban.
Comprendre le système
En 1994, Sukleen remporte, pour un prix très élevé (23 millions de dollars par an pour la collecte de 1 400 tonnes de déchets par jour), l’appel d’offres lancé par le CDR. Sukleen ayant réussi à accomplir un travail efficace, rendant sa propreté à la ville de Beyrouth, le contrat est renouvelé pour cinq années supplémentaires, couvrant la capitale et les régions du Mont-Liban (hors caza de Jbeil). Sukleen devra alors collecter 1 700 tonnes d’ordures par jour qui finissent dans des décharges sauvages, notamment celle de Bourj Hammoud, fermée en 1997. Le plan d’urgence établi par le CDR à la suite de la fermeture de la décharge de Bourj Hammoud pour la région du Grand Beyrouth autorise la construction et l’exploitation de deux unités de tri, d’une usine de compostage et la mise en œuvre de deux décharges contrôlées: Naamé (de 700 000 m2) pour les ordures ménagères et Bsalim (300 000 m2) pour les déchets non organiques. En l’an 2000, le contrat de Sukleen expire. Depuis, il est régulièrement renouvelé sur un intervalle de six mois, alors que (selon le cours normal des choses) le gouvernement est supposé lancer de nouveaux appels d’offres.
Pourquoi le CDR a-t-il choisi de signer avec Sukleen qui, en 1994, venait à peine d’être fondée? Le CDR ne pouvait évaluer les compétences en termes de gestion des déchets d’une telle société sans antériorité. Pour certains, ce coût élevé se justifie par ce qui suit: les camions de Sukleen effectuent plusieurs tournées dans la journée. Ils sont souvent obligés de faire des tournées de plus de 50 km entre le lieu de la collecte, la zone de tri et la mise en décharge sur des routes de montagnes difficiles d’accès. D’autres experts, dont la Banque mondiale, y voient la conséquence d’une situation de monopole, instaurée par l’absence de nouveaux appels d’offres. Pour d’autres, l’affaire est politisée. Maysara Sukkar, le P.D.G. du groupe Averda, auquel appartient Sukleen (avec Sukomi), est un proche de la famille Hariri. Il aurait servi à financer le parti de ce dernier. Dans un article publié en 2008, Fabrice Balanche, chercheur de l’Université Lyon 2 et membre du Gremmo (Groupe de recherches et d’études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient), écrit: «De notoriété publique, les profits dégagés par Sukleen servent à financer les campagnes électorales beyrouthines du mouvement pour le Futur». Plus encore, dans un article du Daily Star datant du 13 avril 1999, le P.D.G. du groupe Averda déclare que «les déchets sont une question politique. Vous êtes proches des politiques quand vous prenez pied dans pareil secteur; en échange, les politiques attendent un service de votre part. Sukkar (le précédent nom du groupe Averda, ndlr) avait besoin d’être proche de Hariri parce que Sukkar est une entreprise de traitement des déchets, un secteur où il faut être proche du gouvernement. (…) Nous assurons un service public».
Manœuvres contre la loi
Et Walid Joumblatt dans toute cette histoire? Alors que certains parlaient de pourparlers qui s’établissent actuellement entre Sukleen et le chef du Parti socialiste progressiste (PSP) pour rouvrir la décharge de Naamé en échange d’une participation de 50% dans l’entreprise, Sukleen n’a pas tardé à démentir ces rumeurs. N’oublions pas de mentionner que les six zones qui diviseront le pays pour servir de décharges, et qui seront chacune gérées par une société privée, contenteraient bien de politiciens.
Une série de lois prévoit la gestion des déchets au Liban. Or, nos politiciens semblent ignorer ces lois. L’article 748 du chapitre 9 du Code pénal (mars 1943), prévoit des sanctions contre l’enfouissement de déchets, de fumiers et autres substances qui polluent les sources et les cours d’eau: étrange, lorsque notre eau est l’une des plus polluées. Ces sanctions varient entre un et trois ans de prison et une amende de 50 000 et 600 000 livres libanaises, de quoi mettre en faillite tous les responsables! Plus encore, la loi 216 (avril 1993), relative à la création du ministère de l’Environnement, donne à ce dernier la responsabilité de développer des stratégies publiques pour la gestion des déchets solides, stratégie, qui de nos jours, disparaît derrière les affaires de gros sous. Aussi, le décret 7975 (mai 1931), interdit-il clairement de se débarrasser des déchets autour des maisons et oblige de les livrer au département municipal responsable de la propreté. Ce décret a été suivi par la loi 16/L (30 juin 1932), concernant des propagations d’épidémies, du fait de l’abandon inapproprié des déchets, notamment dans l’espace public. Plus tard, le décret 8735 (août 1974) a donné aux municipalités la responsabilité de la collecte et de l’enfouissement des déchets ménagers. Il a interdit d’abandonner des déchets ménagers, agricoles ou industriels sur les périphéries des routes et les propriétés publiques. Or, routes et propriétés publiques sont inondées d’ordures.
L’essentiel dans toute cette affaire, c’est que nos chers responsables arrivent à s’arranger sur la répartition des gains.
Natasha Metni
La vraie solution
Les maintes issues rapides à la crise proposées par le gouvernement ne sont pas en mesure de résoudre entièrement le problème. L’alternative, moins coûteuse que la gestion de Sukleen, avancée par le ministre de l’Environnement, qui consiste à exporter les déchets vers l’Afrique ou l’Europe, s’est éteinte. Des associations préconisent aussi la décentralisation et le recours au tri à la source, pour réduire le taux de déchets inertes nécessitant d’être enfouis.
Avec Sukleen contre la justice
Ces derniers jours, des accusations lancées dans les milieux politiques et populaires contre la société Sukleen affirment que des tierces parties auraient bénéficié de pots-de-vin versés par la compagnie au détriment de l’argent dû par l’Etat aux municipalités. Le chef du parti Kataëb, Samy Gemayel, est le fer de lance des pourfendeurs de Sukleen. Au lendemain de ces accusations, le procureur général financier, Ali Ibrahim, a ouvert une instruction et ordonné la mise en place d’une «commission technique» chargée de suivre l’affaire. Mais cette décision a très vite provoqué la colère du ministre de l’Intérieur, Nouhad Machnouk, qui a estimé que lorsque la justice «se mobilise sur la base d’une prise de position politique, cela veut dire qu’elle est politisée». Machnouk a estimé que le juge Ali Ibrahim, qui n’est «pas politisé», devrait réexaminer sa décision.
Parmi les accusations lancées contre Sukleen, le non-respect d’un engagement à réduire la valeur de ses cotisations de 4%, en contrepartie de l’extension de ses contrats de nettoyage des rues, de collecte et de traitement des déchets, pour la période s’étalant entre janvier 2011 et janvier 2015. Le groupe a effectivement réussi à obtenir la prolongation de ses contrats, mais la promesse de réduction des 4%, équivalent à quelque 5 millions de dollars par an, n’aurait pas été tenue.