En quelques jours, la colère populaire est devenue un véritable mouvement de protestation qui, par certains de ses aspects, rappelle les fameux «printemps arabes» qui ont secoué des pays de la région. Au même moment, le président de la Chambre, Nabih Berry, veut renouer le dialogue entre les pôles politiques. Pour faire taire la rue?
Ce qui a commencé comme un ras-le-bol populaire à la suite de la crise des déchets et de l’amoncellement des ordures dans les rues avec des pics de chaleur est devenu un soulèvement populaire dont les objectifs ne peuvent plus s’arrêter à la démission du ministre de l’Environnement, Mohammad Machnouk, pour réclamer la chute du système de corruption qui commande le pays depuis des décennies. Entre la manifestation festive de samedi dernier, où le peuple libanais dans sa diversité s’est retrouvé, chacun avec son problème à exposer et sa colère à exprimer et le coup de force de mardi au ministère de l’Environnement, l’atmosphère globale a changé. Il ne s’agit plus d’un peuple piétiné qui se soulève, mais de groupes structurés, déterminés à résister devant les forces de l’ordre, soutenus par des médias qui ont ouvert leur antenne au mouvement, modifiant ainsi leurs programmes et ne lésinant pas sur le coût de la retransmission en direct. Au point que certains milieux politiques se posent des questions sur la spontanéité réelle de ce mouvement. Les plus sceptiques évoquent les allées et venues de l’ambassadeur des Etats-Unis à Beyrouth, David Hale, qui aurait dû rentrer dans son pays en juillet, mais qui a choisi de prolonger son séjour au Liban, tout en soulevant avec les responsables les questions sociales depuis plus d’un mois, réclamant récemment de ne pas s’en prendre aux manifestants et de laisser la colère populaire s’exprimer. Pour ces sceptiques, il serait clair que les Etats-Unis souhaiteraient instaurer au Liban un printemps dans le genre de celui qui a eu lieu en Egypte et en Tunisie. Ce plan serait exécuté par le Qatar, qui en assurerait le financement par le biais de l’institut dirigé par Azmi Béchara, sachant que certains activistes de la société civile seraient proches des ambassades occidentales à Beyrouth. Pour d’autres, le mouvement a commencé comme un véritable sursaut populaire à la suite de la crise des déchets qui dure depuis plus d’un mois. Mais à la hâte et en raison de l’enthousiasme populaire qu’il a suscité, il a fallu le structurer, l’organiser et lui donner un encadrement politique pour lui permettre de durer. C’est là qu’ont commencé à intervenir des figures syndicales et politiques, ainsi que des ambassades. Les slogans ont ainsi évolué et sont devenus plus ciblés alors que la lutte se précisait, grâce à des groupes de jeunes formés aux protestations populaires et habitués à utiliser les médias et les réseaux sociaux.
Instrumentalisation
Bien que les figures de ce mouvement multiple qui sont en train d’émerger démentent l’intervention de parties étrangères ou politiques dans leur action, les observateurs estiment qu’il est en train d’être instrumentalisé politiquement directement ou non. Ils pensent que ce mouvement peut avoir deux objectifs qui d’ailleurs se rejoignent: ébranler l’édifice politique actuel, placer le Liban sur l’agenda des négociations régionales et internationales à venir et imposer d’une façon ou d’une autre un nouveau président de la République, dans le cadre d’un compromis global dans le genre de la conférence de Doha en 2008… Pour ces observateurs, la crise des déchets est donc venue à point nommé pour servir de catalyseur à ce mouvement, qui doit se radicaliser pour ouvrir la voie aux solutions. Mais le plan était prêt et il était prévu en cette période pour faire mûrir la situation jusqu’à l’automne, période prévue des négociations sur les dossiers chauds de la région.
C’est justement dans ce contexte qu’a été lancée l’initiative du président de la Chambre Nabih Berry, qui a décidé de convoquer les chefs des blocs parlementaires à une nouvelle conférence de dialogue avec un ordre du jour précis: l’élection d’un président et la relance de l’activité parlementaire et gouvernementale. Cette initiative a été saluée immédiatement par le chef du Courant du futur Saad Hariri et par le leader druze Walid Joumblatt, comme si ces deux chefs de file n’attendaient que cela pour se déclarer prêts au dialogue. De même, le Hezbollah a approuvé sans réserve l’initiative du chef du Parlement et d’autres personnalités du 14 mars ont suivi le mouvement. Mais d’autres parties sont restées réservées et attendent plus de précisions. Ce qui est sûr, c’est que l’initiative du président de la Chambre est une tentative de contourner le mouvement de protestation populaire pour le recadrer à l’intérieur du Parlement. En d’autres termes, il s’agit de reprendre l’initiative et de maintenir le débat entre les membres de la classe politique habituelle. D’une certaine façon, cela signifie que la classe politique, dans son ensemble et sa diversité, a été ébranlée par l’action populaire et a pris peur d’autant que si elle est habituée à s’insulter entre elle, voire à se combattre et à s’affronter, elle n’est pas familière avec ces nouveaux venus qui semblent incontrôlables. Selon le vieil adage libanais qui dit qu’un ennemi que tu connais vaut mieux qu’un ami dont tu ignores tout, la classe politique a donc resserré les rangs oubliant, pour la première fois depuis longtemps, ses clivages traditionnels pour s’accrocher à l’initiative de Berry. Aujourd’hui, c’est un peu comme s’il y avait une course entre l’initiative de Berry d’un côté, qui vise à préserver le système actuel, et le mouvement populaire qui cherche à établir de nouvelles règles encore imprécises et qui suscitent beaucoup d’interrogations.
Affrontement généralisé?
Plus que jamais, le Liban est à la croisée des chemins: le mouvement populaire de protestation ne peut pas rester aussi «orphelin politiquement» et il faudra bien que son identité se précise, surtout qu’il est en train de gagner de plus en plus d’adhérents et il risque bien d’être débordé par ses propres partisans. Est-il en train d’exécuter un agenda extérieur, comme le prétendent ses détracteurs, ou bien est-il réellement l’expression d’une volonté populaire de renouveler une classe politique qui s’est elle-même discréditée par l’étendue de sa corruption? Pour l’instant, il n’y a pas de réponse à cette question cruciale. Mais de l’autre côté, le régime actuel ne va pas céder la place aussi facilement et il est prêt à se défendre et à protéger ses privilèges, même en faisant usage de la force. Ce qui a donc commencé comme un dégoût et un sentiment d’humiliation à la suite de la crise des déchets pourrait donc se transformer en affrontement généralisé ayant pour enjeu la survie du régime. Si le président de la Chambre réussit à réunir la conférence du dialogue, avant le 9 septembre comme il l’a annoncé, (ce qui est d’ailleurs fort possible), qui peut affirmer que cette réunion n’aura pas lieu sur fond des cris des manifestants dans les rues proches du Parlement? Y a-t-il une partie interne, régionale ou internationale qui cherche réellement à instaurer le chaos au Liban et à qui profiterait un tel chaos? A moins que la grande protestation se termine par la démission d’un ministre et le maintien du système… Autant de questions auxquelles les réponses ne devraient pas tarder à se préciser.
Joëlle Seif
Sécurité renforcée
Les forces de l’ordre ont considérablement renforcé leurs mesures de sécurité à partir de mercredi matin dans le périmètre du ministère de l’Intérieur à Sanayeh. Ce déploiement est intervenu au lendemain de l’occupation du ministère de l’Environnement par des activistes du collectif «Vous puez!».
Par ailleurs, une quatrième rangée de fils barbelés, haute comme deux étages, a été installée place Riyad el-Solh sur la route menant au Grand sérail.