Aussitôt dit, aussitôt fait. Au surlendemain de l’intervention de Vladimir Poutine aux Nations unies, l’armée russe a débuté ses raids aériens, procédant à une centaine d’attaques en l’espace d’une semaine, sans doute pour préparer une offensive terrestre de l’armée syrienne et de ses alliés. Le tout sous le regard suspicieux des Occidentaux qui dénoncent le soutien effectif russe au régime de Bachar el-Assad.
La rapidité de l’implication militaire russe sur le terrain aura surpris tout le monde. Le 30 septembre, alors que le président russe, Vladimir Poutine, demande et obtient l’autorisation d’envoyer des troupes à l’étranger, le régime syrien demande officiellement l’aide militaire de la Russie pour lutter contre l’Etat islamique. Une aide aussitôt accordée et qui prendra effet quasi immédiatement. Car dès l’après-midi, on apprend que les avions de chasse russes ont effectué pas moins de vingt sorties aériennes notamment dans la région de Homs, et touché «huit cibles du groupe Etat islamique en Syrie», détruisant un poste de commandement de Daech, selon le ministère russe de la Défense. «Nos avions ont attaqué huit cibles. Toutes ont été touchées», indique le communiqué du ministère. Du côté des Occidentaux, les frappes russes provoquent presque un tollé. En cause, les objectifs ciblés par Moscou. Laurent Fabius, chef de la diplomatie française, sceptique, depuis le début, sur l’implication militaire de la Russie en Syrie, relève qu’il y a «des indications selon lesquelles les frappes russes n’ont pas visé Daech», mais plutôt des groupes de rebelles dits modérés de l’opposition syrienne. A Washington, les propos sont plus tempérés, la Maison-Blanche estimant ne pas connaître − bien qu’ayant été prévenue des frappes une heure avant − les cibles exactes de Moscou. Le chef de l’opposition syrienne en exil, Khaled Khoja, est plus catégorique, dénonçant des frappes à Homs qui ont tué «36 civils innocents», dans «des zones qui ont combattu les jihadistes de l’EI».
Le 1er octobre, c’est au tour de Raqqa, fief majeur de l’Etat islamique en Syrie, de se retrouver sous les bombes russes. Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), au moins douze jihadistes auraient été tués. Le ministère russe de la Défense indique, de son côté, que les bombardiers ont visé «un poste de commandement camouflé à Kasrat Faraj», situé au sud-ouest de la ville, ainsi qu’un «camp d’entraînement» de Daech près de Maadane Jadid, 70 km plus à l’est. L’ouest de Raqqa et la région de l’aéroport militaire de Tabqa, au sud-ouest, sont bombardés, ainsi que, pour la première fois, la province d’Alep.
Vingt sorties par jour
Au cours du week-end, les raids se poursuivent, ciblant tantôt Raqqa, tantôt des villages au nord de la province de Homs, une zone en grande partie contrôlée par les combattants du Front al-Nosra. Depuis le lancement de son offensive aérienne, mercredi 30 septembre, la Russie revendique chaque jour environ vingt sorties de ses Sukhoi basés à Tartous. Un haut responsable de l’état-major russe, le général Andreï Kartapolov, a ainsi souligné qu’entre le 30 septembre et le 4 octobre, l’aviation militaire russe avait effectué «plus de 60 frappes visant plus de 50 sites d’infrastructures» de l’Etat islamique, semant «la panique chez les jihadistes» et poussant «environ 600» d’entre eux à abandonner leurs positions. Lundi soir, l’armée russe a indiqué avoir bombardé dix cibles de l’EI, dont deux dans la province de Damas, mais aussi dans les provinces d’Idlib (à Jisr el-Choughour, sous le contrôle de l’Armée de la conquête), de Homs (à Rastane et Talbissé), de Lattaquié (à Beit Mneineh et Jabal al-Qobbé), où des postes de commandement et des positions de combattants auraient été détruits. Selon le ministère russe de la Défense, il s’agirait de «désorganiser la chaîne de commandement et d’endommager la logistique des terroristes».
Selon des diverses sources libanaises, syriennes et autres, l’objectif de ces raids intensifs serait de préparer le terrain à une offensive terrestre de l’armée syrienne et de ses alliés. Le but serait de prendre une grande partie de la province d’Idlib, notamment les villes de Jisr el-Choughour, Ariha, et peut-être Idlib elle-même, afin de sécuriser définitivement le littoral.
Le journaliste britannique, Robert Fisk, croit savoir que l’un des buts de la Russie est de reprendre la ville de Palmyre, tombée, en mai, aux mains de Daech. La Russiese dit donc déterminée à intensifier ses raids aériens en soutien aux forces du régime syrien sur le terrain. Au grand dam des Occidentaux, qui déplorent que Moscou ne se contente pas de viser uniquement les jihadistes de l’Etat islamique, mais plutôt l’ensemble des rebelles au régime, modérés ou non. Le Premier ministre britannique, David Cameron, s’en est violemment pris à Vladimir Poutine, déclarant que les Russes «soutiennent le boucher Assad, ce qui est une terrible erreur pour eux et pour le monde. Cela va rendre la région encore plus instable». Même son de cloche du côté de Washington, où Barack Obama a regretté que les Russes ne fassent «pas la différence» entre les groupes visés. «De leur point de vue, ce sont tous des terroristes. C’est une catastrophe assurée».
En écho, les Renseignements britanniques ont évalué que seule une faible proportion des frappes russes avait visé Daech, la majorité d’entre elles ayant «tué des civils» et touché l’opposition modérée. Même discours du côté de la France, où le Premier ministre Manuel Valls, en déplacement au Japon, a appelé Moscou à «ne pas se tromper de cibles», en frappant d’autres organisations que Daech. Un point de vue partagé par l’OSDH qui regrette que la Russie vise davantage le Front al-Nosra et ses alliés rebelles islamistes, qui seraient les groupes infligeant le plus de revers au régime, plutôt que Daech.
Colère d’Ankara
Des critiques qui n’ont pas manqué de susciter «l’étonnement» du Kremlin. Le porte-parole de Vladimir Poutine, Dmitri Peskov, a ainsi relevé que «jusqu’à présent, personne n’a réellement réussi à expliquer ce qu’était l’opposition modérée». Le sujet aurait même été abordé par le chef du Kremlin à Paris, lors de sa rencontre avec François Hollande et Angela Merkel, ses homologues français et allemand.
En tout cas, les critiques occidentales ne sont pas en mesure, du moins pour l’instant, de faire changer la stratégie militaire russe, qui bénéficie, au contraire, de la coalition internationale chapeautée par les Etats-Unis, des renseignements syriens au sol. Dès le début des frappes, Sergueï Lavrov a précisé que les militaires russes travaillent en Syrie en contact avec l’armée syrienne. «Nous veillons minutieusement à ce que les frappes soient chirurgicales, qu’elles visent uniquement les positions, les sites et l’armement des groupes terroristes». Un vocabulaire employé dans un passé pas si lointain par les Américains en Irak et en Afghanistan. Moscou compte aussi pour cela sur les informations recueillies par la cellule de renseignement commune entre l’Irak, la Syrie et l’Iran, établie à Bagdad.
Sous le feu des critiques occidentales, l’offensive russe suscite aussi des tensions avec la Turquie, qui n’avait déjà pas caché son hostilité à l’idée de coalition internationale du Kremlin. Une tension qui s’est aggravée, le week-end dernier, avec deux incursions d’avions russes dans le ciel turc, suscitant l’ire d’Ankara. Samedi, la Turquie annonçait que des F-16 turcs avaient intercepté un chasseur de l’armée de l’air russe, le forçant à faire demi-tour. Dimanche, l’armée turque indiquait que deux de ses avions avaient été «harcelés» lors d’une mission de patrouille par un MIG-29 non identifié à la frontière syrienne. Côté russe, on s’est défendu d’un quelconque «complot», arguant de «mauvaises conditions météo», tandis que l’Otan jugeait «extrêmement dangereuses» les incursions russes en Turquie, dénonçant un «comportement irresponsable».
Ces tentatives d’intimidation russes pourraient avoir pour origine la proposition turque de créer une zone d’exclusion aérienne en Syrie, à laquelle Moscou est fermement opposé (voir encadré). Barack Obama a déclaré y être hostile, lui aussi. La raison? «Des difficultés de soutien logistique sur le terrain», selon le porte-parole adjoint du département d’Etat, Mark Toner. «Nous n’estimons pas que cela soit nécessaire et nous ne pensons pas qu’il soit possible de le faire au sol. Cela comprend un grand volume de soutien logistique dont nous ne disposons pas pour le moment», a-t-il indiqué.
Sur le plan diplomatique, et malgré les critiques adressées par les Occidentaux à la Russie, les Etats-Unis n’excluent pas la possibilité d’une coopération entre la coalition internationale et Moscou, voire Téhéran. A certaines conditions tout de même. Que tous concentrent leurs attaques uniquement contre Daech, mais aussi que tous œuvrent à la mise en place d’une transition politique dont Bachar el-Assad ne ferait pas partie. Le président syrien, justement, s’est exprimé sur l’intervention russe, dimanche, dans une interview accordée à la télévision iranienne Khabar. Evoquant la coalition formée par son pays, la Russie, l’Iran et l’Irak, Assad a indiqué qu’elle devait «réussir, sinon la région entière sera détruite et pas seulement un ou deux pays». «Le prix à payer sera certainement élevé», a-t-il ajouté, se disant confiant que «les chances de succès» de cette coalition étaient «grandes et non minimes», qualifiant, à l’inverse, les frappes aériennes de la coalition formée par les Américains, de «contre-productives».
Conforté par l’intervention russe, alors que ses troupes enregistrent revers sur revers ces derniers mois, le président syrien s’est dit prêt à démissionner. «Si quitter le pouvoir est la solution (pour restaurer la sécurité et la stabilité de la Syrie, ndlr), je n’hésiterai pas à le faire», a-t-il déclaré. Tout en poursuivant: «C’est le peuple qui décide. C’est pourquoi je dis (à l’opposition): si vous pensez avoir raison, pourquoi ne persuadez-vous pas les Syriens, et ce seront eux qui décideront, à travers leurs institutions ou les élections, qui devra être le président? Il y a eu des élections l’an passé. Où étiez-vous? Que faisiez-vous? Quel est votre impact sur la rue? Vous n’en avez pas», a-t-il estimé, expliquant ainsi que pour le moment il n’entendait pas démissionner.
Jenny Saleh
Palmyre de nouveau amputée
Peut-être en réplique aux bombardements russes qui visent ses positions, l’Etat islamique a fait exploser dimanche sur le site de Palmyre l’Arc de Triomphe datant de l’empereur Septime Sévère. Situé à l’entrée de la célèbre rue à colonnades du site historique, il s’agissait, selon le directeur général des Antiquités et des Musées de Syrie, Maamoun AbdelKarim, d’une «icône de Palmyre». «Chaque fois que l’EI est attaqué ou perd du terrain, il agit ainsi. Il ne s’agit pas d’un acte idéologique, mais d’un acte de vengeance contre la communauté internationale qui doit réagir», a-t-il confié à l’AFP. Ces nouvelles destructions s’ajoutent à celles du temple de Bêl et des trois plus belles tours funéraires de la cité antique.
Une no-fly zone?
L’idée turque d’une création d’une zone d’exclusion aérienne, le long de la frontière entre la Syrie et la Turquie, est remise au goût du jour. Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, et les trois présidents des institutions européennes, Donald Tusk, Jean-Claude Juncker et Martin Schulz, en ont discuté longuement lors d’une rencontre organisée à Bruxelles. Très réticents au départ, les Européens semblent avoir changé d’avis depuis l’afflux de migrants sur le continent. Pour Erdogan, si on veut régler le problème des réfugiés, il faut «décréter une zone de sécurité qui devrait être protégée du terrorisme», ainsi qu’une «zone d’exclusion aérienne», mais aussi entraîner et équiper «les forces rebelles modérées opposées au régime d’Assad». Avec un problème de taille, Washington reste fermement opposé à l’établissement d’une no-fly zone.