Depuis le 7 juin dernier, la Turquie s’enfonce dans un climat de violence et d’instabilité. Ce jour-là, le Parti de la justice et du développement (l’AKP) perd la majorité qu’il détient depuis treize ans. Pour le président Recep Tayyip Erdogan, c’est la douche froide. Le double attentat du samedi 10 octobre, le plus meurtrier de l’histoire du pays, est un indice supplémentaire de la dégradation de la situation.
Il est près de 10h, le samedi 10 octobre, lorsque la déflagration retentit devant la Gare centrale d’Ankara. Dans le centre de la capitale turque, une foule de plusieurs milliers de personnes s’apprête à prendre part à un rassemblement pour la paix, organisé par des ONG et des syndicats de gauche soutenus par des partis politiques, notamment le parti pro-kurde du HDP, arrivé au Parlement avec 13% des voix en juin dernier. L’explosion, provoquée par deux bombes posées à 50 mètres d’écart, fait 97 victimes. Le HDP en déplore 128. Si le bilan est toujours provisoire en raison d’un grand nombre de blessés (507 dont 65 graves), l’attaque est la plus meurtrière de l’histoire de la Turquie, qui a décrété trois jours de deuil national. Ce n’est pas la première fois que les Kurdes sont les victimes d’attentats sanglants. Le 20 juillet dernier, à Suruç, près de la frontière syrienne, 33 étudiants sont tués par une explosion dans le jardin culturel de la ville. Quelque temps auparavant, le 5 juin, un meeting du HDP est également visé par un attentat dans la ville de Diyarbakir, au sud-est de la Turquie. Le bilan est de quatre morts et d’une centaine de blessés. Fait marquant: l’attaque survient deux jours avant les élections législatives, où le HDP s’apprêtait à faire son entrée au Parlement… Depuis samedi, des voix s’élèvent pour dénoncer les similitudes entre l’attaque d’Ankara et de Suruç, notamment au niveau du mode opératoire: explosion d’une bombe dans une foule, avec pour cible un parti pro-kurde.
Quelques heures après le tragique événement, le Premier ministre turc, Ahmet Davutoglu, a évoqué plusieurs pistes afin d’identifier les auteurs de l’attentat, parmi lesquelles Daech, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et le Parti-front révolutionnaire de libération du peuple (DHKP-C, extrême gauche). De leur côté, les opposants au régime n’ont pas attendu pour dénoncer la responsabilité d’Erdogan dans l’attentat. Samedi soir, ils étaient environ 10 000 à descendre dans les rues d’Istanbul, ainsi qu’à Izmir et Diyarbakir, scandant des slogans comme «Erdogan meurtrier!», ou «Nous ne pardonnerons pas». Pour Selahattin Demirtas, coprésident du HDP, l’identité des commanditaires de l’attaque ne fait aucun doute: «Personne n’a été désigné responsable, il n’y a pas eu d’enquête effective», dénonce-t-il au sujet des attaques du 5 juin. «Pour les attentats d’aujourd’hui, personne ne cherchera non plus à savoir. Ce n’est pas une attaque lancée par des forces extérieures. C’est une attaque de notre nation à notre peuple (…) à Ankara, l’Etat peut être au courant du moindre battement d’aile d’un oiseau. C’est la ville la plus sécurisée du pays, nous avons rassemblé 10 000 personnes et pas un seul policier n’était visible à la ronde». Quelques heures après l’attentat, le gouvernement a en effet été accusé de n’avoir délibérément pas assuré la sécurité du cortège.
Erdogan montré du doigt
L’attentat d’Ankara intervient à trois semaines des élections législatives, cruciales pour le président Erdogan, qui souhaite regagner sa majorité au Parlement. En juin dernier, le HDP lui fait perdre sa majorité en obtenant 13% des suffrages et 80 députés. Meurtri par ce revers, il convoque un nouveau scrutin anticipé, après avoir échoué à former un gouvernement de coalition. Interrogé sur RFI, Didier Billion, politologue et directeur adjoint de l’Iris, souligne que le président turc ne compte pas laisser libre cours à l’opposition: «Il y a une volonté de la part d’Erdogan de criminaliser le HDP, qui représente la vitrine légale du PKK». Car dans sa guerre contre le terrorisme qu’il entend mener à la suite des attentats de Suruç, Erdogan désigne deux organisations terroristes: Daech… et le PKK.
Or, selon le chercheur, «on peut constater depuis lors que la plupart des bombardements aériens contre ces terroristes sont massivement ciblés sur les membres du PKK et non pas sur l’EI (…). Pour lui, Erdogan «joue la stratégie de la tension, c’est-à-dire qu’il va essayer, en déclarant la guerre au PKK, de capter la partie de l’électorat nationaliste en Turquie qui lui avait manqué au mois de juin dernier. C’est une stratégie extrêmement dangereuse, où il n’hésite pas à mettre une partie de la Turquie à feu et à sang pour des raisons électoralistes. D’un autre côté, Billion souligne que le HDP inquiète d’autant plus le régime que «lors de la campagne électorale des législatives du mois de juin, le HDP a réussi son pari. C’est-à-dire qu’il a une forte identité kurde mais, en même temps, il apparaît désormais comme un parti turc, capable de capter d’autres fractions de l’électorat en Turquie». Sur la question de la responsabilité du régime turc dans les attaques, Didier Billion reste prudent: «Au vu de la stratégie de tension, il n’est pas impossible que des éléments liés à l’Etat profond aient pu commanditer cet attentat criminel, par le biais de groupuscules. Malheureusement, rien n’est impossible».
Avec l’échéance électorale du 1er novembre, si le régime durcit le ton nationaliste, les rêves de revanche d’Erdogan pourraient bien venir se heurter de nouveau aux urnes.
Marguerite Silve
L’Etat profond
L’Etat profond (en turc derin devlet), est un ensemble de cellules clandestines logées à l’intérieur de l’Etat, au sein des institutions militaires, de la police et des services de renseignements. C’est une sorte «d’Etat dans l’Etat», qui utilise son pouvoir pour maximiser ses intérêts par le biais de méthodes criminelles.