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Paul Khalifeh

Les roitelets des poubelles

Au-delà des dimensions  sanitaire, hygiénique et esthétique, la crise des déchets est symptomatique du pourrissement sans précédent qui frappe les institutions du pays et de la décadence de ses élites politiques. Cette déliquescence s’illustre par le renoncement de l’Etat à ses devoirs régulateurs et à ses droits régaliens au sein de la société. Les couacs, les reculades et les replis du gouvernement ne se comptent plus dans des dossiers aux enjeux aussi bien complexes que simples.
Le scandale des poubelles a dévoilé au grand jour l’extrême faiblesse de l’Etat, incapable de trouver une issue à un problème basique, confié dans les pays qui se respectent, aux collectivités locales, le pouvoir central se contentant de jouer un rôle régulateur et d’arbitrage lorsque le besoin s’en fait sentir. Et quand notre Etat, après un dur labeur, finit par imaginer une solution, il ne se donne même pas les moyens de la mettre en œuvre. A peine a-t-il réussi à surmonter un obstacle que d’autres, encore plus monstrueux, se dressent devant lui, l’empêchant d’avancer ne serait-ce que d’un pouce sur ce dossier. Pourtant, pour une majorité de Libanais, le règlement de la crise des déchets est prioritaire. Il est certainement plus urgent que l’adoption d’une nouvelle loi électorale ou que l’élection d’un président de la République. Car l’accumulation des déchets et l’omniprésence, en ville, d’insupportables puanteurs, ont des répercussions graves sur la santé des gens et sur leur moral. Contraints de vivre au milieu des ordures, les Libanais commencent, en effet, à voir disparaître, inexorablement, ce qui les différencie des rats et autres animaux.
La crise des déchets a permis de mesurer, d’une manière palpable, le dangereux phénomène du repli sur soi, qui se traduit par une forte poussée du confessionnalisme ou du régionalisme. Même les poubelles ont désormais une appartenance religieuse. Les chiites ne veulent plus ensevelir dans leurs régions les ordures des sunnites – et vice versa – et les chrétiens ne veulent pas entendre parler des déchets des musulmans. La solidarité nationale, sentiment fédérateur dans toute société, a volé en éclats. Des années-lumière nous séparent de l’époque où les Libanais, toutes régions et communautés confondues, ouvraient grandes leurs portes pour accueillir d’autres Libanais qui fuyaient guerres et malheurs.
Du Akkar à la Békaa, en passant par Naamé et Khaldé, les habitants, menés par des notables locaux ou des chefs féodaux, font obstruction à la mise en œuvre du plan de règlement des déchets. Impuissant, l’Etat courbe l’échine devant ces empêcheurs de tourner en rond. Il recule, la queue entre les pattes comme un chien éconduit, et s’en va tenter sa chance ailleurs. Mais ce n’est que pour subir la même humiliation.
Lorsque des roitelets de province imposent leur volonté au pouvoir central, c’est le signe annonciateur de la décadence suprême dans une société. L’Etat n’est plus source de confiance et n’inspire plus ni crainte ni respect. Son autorité est défiée, ses droits discutés et ses pouvoirs contestés. Sa souveraineté est transférée à une multitude d’acteurs locaux aux intérêts divergents et aux ambitions dévorantes. Ce désordre cèdera très vite la place à un indescriptible chaos, où seule la force, souvent brutale, injuste, et toujours illégitime, aura le dernier mot.
Au train où vont les choses, il est fort probable que nous soyons emportés par les torrents d’ordures charriées par les pluies avant d’arriver à ce stade de déliquescence.

Paul Khalifeh

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