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Nº 3028 du vendredi 20 novembre 2015

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Boussole de Mathias Enard. L’Orient sous une plume fascinée

Si, pour Gérard de Nerval,«c’était vraiment l’Aurore aux doigts de rose qui [lui] ouvrit les portes de l’Orient!», dans Boussole, c’est la capitale de l’Autriche qui constitue la porte de l’Orient, un Orient rêvé, envié, fascinant et ensorcelant qui attisa, au fil des siècles, la curiosité de maints auteurs occidentaux et qui continue d’attiser, aujourd’hui, celle de l’auteur de Boussole: Mathias Enard. Magazine l’a rencontré, peu avant la remise du prix Goncourt 2015.

 

C’est le roman Boussole qui remporte, le 3 novembre, le prix Goncourt 2015, que l’auteur a dédié aux Syriens et aux gens qui souffrent dans cette région tourmentée. Deuxième livre de Mathias Enard, passionné par le Moyen-Orient, Boussole confirme ce qu’avait dit son auteur dans son premier roman, La perfection: «Le plus important, c’est le souffle». En effet, afin de pouvoir suivre Franz Ritter dans sa nuit d’insomnie qui s’étale entre 23 heures et 7 heures, afin de pouvoir accéder, avec lui, à cet autre monde rêvé et évanescent, le lecteur ne peut que se munir d’un souffle long. Alors que Bernard Pivot, président du Goncourt, a estimé que ce livre d’une «érudition extraordinaire» peut «faire peur» à certains lecteurs, Mathias Enard, lui, considère que cela «n’est pas vrai», ajoutant que «tous les gens qui l’ont ouvert ont trouvé quelque chose de beaucoup plus simple. C’est avant tout une histoire d’amour, des voyages, des récits… C’est comme si vous disiez d’un seul coup que Les mille et une nuits est un livre qui fait peur», concluant qu’il s’agit d’«un livre accessible», alors que, de son côté, Bernard Pivot pense qu’«il faut avoir l’audace d’écrire un livre comme celui-ci et il faut avoir l’audace de le lire».

Histoire d’amour entre un musicologue autrichien, Franz Ritter, et une jeune femme française, Sarah, Boussole traduit la passion commune de ces deux êtres, une passion allumée par la région qui constitue la partie est de ce monde. Lui est spécialiste de musique et des rapports entre le Moyen-Orient et l’Europe sur le plan de la musique et, elle, s’intéresse aux rapports culturels et littéraires entre l’Est et l’Ouest. L’histoire se passe en une nuit où Franz, frappé d’insomnie, commence à se rappeler, non seulement sa relation avec Sarah, mais aussi les multiples pays dans lesquels ils ont vécu ensemble. Ce long périple effectué vers l’Est, avec comme point de départ Vienne, entraîne le lecteur vers l’exotisme et la diversité culturelle, linguistique et sociale que représente le Moyen-Orient. A la question de savoir pourquoi l’auteur a choisi Vienne, il répond qu’ayant constitué, autrefois, la porte de l’Orient, cette ville est aussi reconnue comme la capitale de la musique en Europe. «C’était à la fois pour commencer le voyage sur la porte de l’Orient (et pour découvrir cet Orient sur lequel elle ouvre) et pour commencer dans la ville la plus musicale d’Europe que mon choix est tombé sur Vienne», confie Mathias Enard à Magazine. Le cap vers le Moyen-Orient est ainsi remis grâce à la boussole de Beethoven, seule boussole «géographique» d’un côté, indiquant non pas le Nord, mais l’est de l’Orient, mais aussi une boussole «relationnelle» pointant vers une union qui relève de l’intellect, de la sensualité et de l’amour.

 

La frontière «circonstancielle»

«Les différences qui existent entre l’Est et l’Ouest, entre l’Orient et l’Occident ne sont pas forcément là où on les attend. Ce sont des images de soi que l’on projette», explique Enard. Selon lui, le problème, aujourd’hui, c’est que les Européens ont surtout tendance à tout ramener à une seule image, ce qui est, la plupart du temps, erroné. Ceci est d’ailleurs prouvé historiquement: «Alors que, de nos jours, nous lisons dans les journaux des articles assimilant l’Orient à l’unique extrémisme islamique, aux guerres, aux révolutions… N’oublions pas que si l’on revient au XIXe siècle, l’Orient, notamment pour les femmes, équivalait à la liberté. Les femmes européennes venaient effectivement chercher la liberté en Orient», assure l’auteur. Il déclare: «Il n’y a pas d’Orient réel. Derrière le mot Orient, on a mis tout un ensemble de clichés, de façons de voir, de choses qui sont des créations de l’imagination et qui correspondent parfois à la réalité, parfois jamais. C’est aussi une image que donnent les habitants du Moyen-Orient eux-mêmes puisque, eux, ont aussi leur idée de ce que c’est que l’Orient. C’est dans le cadre de cette rencontre autour de cette nébuleuse d’images, de visions, de désirs, d’histoires, de récits, que se fabrique cette idée qu’on peut avoir de l’Orient», indique-t-il. En ce qui concerne la frontière entre l’Orient et l’Occident, il serait subtil pour Mathias Enard de se poser la question suivante: «Où est-ce que se trouve cette frontière et à quel moment la cherchons-nous?». D’après lui, cette frontière a toujours été mobile dans l’histoire, elle s’est toujours déplacée. Les Balkans, avant, étaient ottomans et de l’autre côté de la frontière en Orient. C’est pour cela aussi que Vienne était considérée la porte de l’Orient. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Il y a des endroits mixtes traversés par plusieurs frontières à la fois. «Les frontières pour moi ne sont pas uniques, elles ne passent pas toutes au même endroit et, parfois, il y a des endroits traversés par plusieurs frontières», révèle-t-il. Toutefois, même si la question de l’Orient datant du XIXe siècle semble resurgir, aujourd’hui, sous différents aspects, il n’en demeure pas moins que, comme déclame si poétiquement Mathias Enard dans son livre, «Parfois, j’ai l’impression que la nuit est tombée, que les ténèbres occidentales ont envahi l’Orient des lumières. Que l’esprit, l’étude, les plaisirs de l’esprit et de l’étude, du vin de Khayyam ou de Pessoa n’ont pas résisté au XXe siècle, que la construction cosmopolite du monde ne se fait plus dans l’échange de l’amour et de la pensée, mais dans celui de la violence et des objets manufacturés».

Natasha Metni

 

Bio en bref

Né en 1972, Mathias Enard a étudié le persan et l’arabe et fait de longs séjours au Moyen-Orient. Il vit à Barcelone depuis une quinzaine d’années, interrompues en 2013 pour une résidence d’écriture à Berlin. Il est l’auteur de cinq romans chez Actes Sud dont Rue des voleurs (prix Liste Goncourt/Le Choix de l’Orient 2012, prix littéraire de la Porte dorée 2013 et prix du Roman-News 2013).

 

 

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