Directeur de recherche au CNRS, auteur de Morale et chaos – Principes d’un agir sans fondement et Critique de la destruction créatrice, Pierre Caye répond aux questions de Magazine.
Engageant très simplement et spontanément la conversation, face à un regard bleu limpide de quiétude et de curiosité, Pierre Caye évoque, d’emblée, sa première visite au Liban, les conférences qu’il a présentées aux étudiants de l’Université Saint-Joseph (USJ), autour des questions de théories économiques, de philosophie, d’ontologie, des logiques de l’être, de patrimoine, soulevant à propos de cette dernière notion notamment, la complication dans laquelle on se retrouve face à des «situations de guerre extrêmement violentes avec des stratégies de destruction volontaire, la pulsion de destruction étant très fortement ancrée dans l’homme et pouvant prendre diverses formes, parfois c’est l’appât du gain, quand on détruit pour construire, et là en ce qui concerne le Proche-Orient, cela fait partie d’une stratégie volontaire de provocation, d’affirmation et de rupture par rapport à des siècles et des siècles de tradition».
Dans ce monde justement, on ne cesse peut-être de s’interroger sur la place de la philosophie, son intérêt…
Justement, c’est un peu la dernière ressource. On voit bien, pour de nombreuses raisons, que l’action politique devient de plus en plus difficile et souvent inefficace et, quand elle est efficace, on est parfois surpris des effets que cette action engendre. Alors, comme la politique au sens traditionnel du terme semblait nous échapper, la modernité a conçu une nouvelle conception de la politique, la gouvernance qui, définition très rapide, consiste à mettre en place des instruments de régulation d’un système qu’on voudrait de plus en plus automatique. Ces micro-interventions politiques sont nombreuses, mais elles sont minimes à chaque fois, et le but est de maintenir un système métastase, donc il n’y a plus de grandes décisions, car elles risquent de faire basculer cette machine économico-sociale que les politiques sont amenés à gérer sous le principe de la gouvernance. C’est vrai que lorsque la politique a à faire avec des situations telles que le Liban a connues et qu’aujourd’hui la région connaît, elle est un peu démunie, sauf effectivement des retours très archaïques à la politique.
Il y a un deuxième niveau d’intervention plus intellectuel, celui des sciences sociales, en particulier aujourd’hui, les deux dominantes que sont l’économie et le droit. On pourrait montrer, et j’essaie de le faire, que l’évolution des théories économiques et juridiques va plutôt dans le sens d’une accélération des logiques économiques traditionnelles, ce qui conduit à la «destruction créatrice», c’est-à-dire à une logique d’arasement pour pouvoir relancer la machine productive. Il y a donc une contradiction, car on ne cesse de parler de développement durable mais, en réalité, les instruments de sciences sociales qu’on utilise sont tout à fait opposés à cette idée-là. On arrive donc à des apories comme celle à la fois de la politique et des sciences sociales, c’est là où on a besoin de la philosophie, c’est là où il faut faire un travail supplémentaire de théorisation pour sortir d’un certain nombre d’impasses.
Le public est-il réceptif à la philosophie?
On demande parfois à la philosophie de répondre à de fausses questions, qui sont des sources d’angoisse de la société. Moi, je me pose plutôt des questions autour des thèmes de la production, du développement durable, qui sont moins grand-public mais qui intéressent aussi. Je tiens aussi à ce que la démarche philosophique soit rigoureuse. C’est vrai que je me suis permis une analogie extrêmement étroite entre les questions de philosophie et d’ontologie et celles d’économie et de société, parce que j’essaie de montrer que le thème de la production économique est aussi extrêmement lié à la question philosophique de la production de l’être, qui est une vieille question qui n’a pas attendu le XIXe ou le XXe siècle pour être posée, qu’on retrouve dans la philosophie néoplatonicienne, chez Platon, chez Aristote.
Pour revenir à cette idée de la philosophie susceptible, sinon de prendre le relais, du moins d’ouvrir des portes à des situations un peu bloquées, on peut prendre la figure d’Aristote, qui était le maître d’Alexandre dont l’empire mythique et extraordinaire a duré ce qu’a duré Alexandre. Pendant ce temps-là, son maître a construit un savoir qui a contribué à la modernité, à la construction des savoirs. Donc si je devais écrire un livre grand-public, j’écrirais une sorte de dialogue apocryphe d’Alexandre et d’Aristote.
Propos recueillis par Nayla Rached