Magazine Le Mensuel

Nº 3035 du vendredi 8 janvier 2016

ACTUALITIÉS

Arabie saoudite vs Iran. La guerre est-elle possible?

L’exécution du cheikh Nemr el-Nemr, tête de file de la contestation chiite en Arabie saoudite, exacerbe des tensions déjà au plus haut entre l’Iran et le royaume wahhabite. Le monde chiite est en émoi, alors que les Etats-Unis et l’Onu tentent de calmer les deux rivaux devenus ennemis.

Le 2 janvier 2016, la nouvelle tombe. L’Arabie saoudite annonce que 47 personnes condamnées pour «terrorisme» viennent d’être exécutées dans douze villes différentes. Par décapitation ou par balles. Une exécution de masse qui ne trouve un précédent qu’en 1980, quand 63 personnes avaient été suppliciées, après la prise de la Grande mosquée de La Mecque. Parmi les 47 personnes exécutées, des militants d’al-Qaïda mais aussi, et surtout, le célèbre prédicateur chiite, le cheikh Nemr el-Nemr. Arrêté en juillet 2012, il avait été condamné à mort en octobre 2014 pour des faits de sédition, désobéissance au souverain et port d’armes, par un tribunal de Riyad spécialisé dans les affaires de terrorisme.
Sitôt l’exécution connue, les condamnations émanant du monde chiite pleuvent. Il n’en fallait pas plus pour cristalliser les tensions déjà exacerbées entre l’Arabie saoudite et la République islamique.
 

La rue chiite gronde
L’Iran, qui revendique le leadership sur le monde chiite, réagit très vite. «Je ne doute pas que ce sang pur tachera la maison Saoud et qu’ils seront balayés des pages de l’histoire», déclare le cheikh iranien Ahmad Khatami, en référence à la dynastie régnante. «Le monde islamique va exprimer son indignation et dénoncer ce régime infâme autant que possible», ajoute ce membre de l’Assemblée des experts. Le guide suprême lui-même réagit le lendemain, à l’exécution de Nemr, d’une manière très virulente. «Sans aucun doute, le sang de ce martyr versé injustement portera ses fruits et la main divine le vengera des dirigeants saoudiens», prévient-il. Déjà, peu après l’annonce de l’exécution, la plus haute autorité iranienne avait diffusé sur son site Internet un montage photo comparant deux bourreaux, l’un saoudien et l’autre de Daech, orné du sous-titre Quelle différence?
Dans la rue chiite aussi, les réactions sont véhémentes. A Téhéran, des manifestants se massent rapidement devant l’ambassade d’Arabie saoudite dans la nuit de samedi à dimanche, scandant des slogans hostiles à la famille royale. «Mort à Al Saoud», peut-on entendre, alors que certains manifestants parviennent à pénétrer dans le bâtiment pour y mettre le feu, avant d’être chassés par la police. Des drapeaux saoudiens, américains et israéliens sont brûlés. D’autres heurts et manifestations sont enregistrés dans plusieurs villes iraniennes, contre les intérêts saoudiens. Les pasdarans, reliés directement au guide iranien, brandissent de leur côté la menace d’une «terrible vengeance» contre la famille royale saoudienne, qui «provoquera la chute de ce régime proterroriste et anti-islamique». Dans d’autres pays où vivent d’importantes communautés chiites, la colère gronde. Des défilés hostiles sont organisés à Ankara, au Pakistan, dans le Cachemire indien, au Soudan et, bien évidemment, à Bahreïn. Dans le petit émirat où la majorité de la population est chiite et le pouvoir sunnite, les manifestations dégénèrent en affrontements violents, causant plusieurs blessés. En Irak aussi, plusieurs rassemblements ont lieu, alors que certaines personnalités politiques et religieuses réclament la rupture des relations diplomatiques avec Riyad. Lundi matin, deux attaques sont perpétrées contre des mosquées sunnites de Bagdad. Des tirs visent également la police dans le village natal de Nemr el-Nemr, dans la province orientale du royaume saoudien, où il était vénéré.
Au Liban aussi, la colère est perceptible. Intervenant à la télévision dimanche 3 janvier, Hassan Nasrallah use de mots très forts à l’encontre du régime saoudien. L’exécution de Nemr Baqer el-Nemr est un «crime commis par les Saoud», affirme le leader du Hezbollah, prévenant que «le sang du cheikh Nemr poursuivra la famille des Saoud dans le monde et dans l’au-delà». Pour le sayyed, la mort du cheikh dévoile «le vrai visage de l’Arabie saoudite, le visage despotique, criminel et terroriste», mais aussi que la famille des Saoud souhaite «éradiquer tous ceux qui s’opposent à sa dictature». Très en verve, le secrétaire général du Hezbollah va même jusqu’à remettre en cause la légitimité de la famille royale: «Dans la péninsule arabique, un Etat a été proclamé, injustement appelé Arabie saoudite comme s’il s’agissait de la terre du Prophète et de sa famille». «N’est-il pas temps de condamner les Saoud pour la propagation de la pensée takfiriste et leur soutien aux groupes terroristes?», a-t-il lancé, dans une adresse à la communauté internationale, prenant pour exemple le Yémen, où Téhéran et Riyad s’affrontent par groupes armés interposés. Malgré ce discours très violent à l’encontre de Riyad, aucun heurt n’a été enregistré au Liban. Des sit-in se sont déroulés dans le calme devant l’ambassade d’Arabie saoudite et devant l’Escwa, sans dégénérer.
Devant l’ampleur de ces manifestations hostiles, la réaction de Riyad ne s’est pas fait attendre. Dimanche soir, c’est le ministre des Affaires étrangères, Adel el-Jubeir, qui exige «le départ, sous 48 heures, des membres de la représentation diplomatique iranienne». Il sera suivi par la plupart des monarchies du Golfe. Les liaisons aériennes entre Riyad et Téhéran sont interrompues.
Devant cette nouvelle escalade des tensions entre les deux pays rivaux et inquiets du risque d’embrasement dans une région déjà à feu et à sang, les Etats-Unis ne ménagent pas leurs efforts pour tenter de ramener le calme. Le département d’Etat américain souligne ainsi que l’exécution risquait «d’exacerber les tensions interreligieuses au moment où il y a un besoin urgent de les réduire». A Paris, où le Quai d’Orsay ne réagit que le dimanche après-midi, on se contente de «profondément déplor(er)» les exécutions et d’«appele(r) les responsables de la région à tout faire pour éviter l’exacerbation des tensions sectaires et religieuses».
Car cette brusque montée des tensions tombe mal. Très mal. Elle intervient, en effet, alors que d’importantes négociations doivent se tenir, dans le dossier syrien d’une part, mais aussi au Yémen. Deux théâtres d’opération où les leaderships iranien et saoudien s’affrontent indirectement sur le terrain. John Kirby, le porte-parole du Département d’Etat américain, indique: «Nous croyons qu’une implication diplomatique et des discussions directes demeurent essentielles pour travailler en dépit des divergences et nous continuerons à appeler les dirigeants de la région à prendre des mesures positives pour calmer les tensions». La Russie propose, elle aussi, ses bons offices pour apaiser les tensions. Rien n’y fait.
Pour plusieurs analystes, la décision de Riyad de procéder tout de même à l’exécution du prédicateur chiite dénote d’une volonté d’afficher un message clair et sans ambiguïté aux fondamentalistes sunnites, alors que la famille régnante est, de plus en plus, sous le feu des critiques. Etablir une sorte d’équilibre. En effet, parmi les 47 condamnés à mort et exécutés figurent essentiellement des accusés de terrorisme dont la majorité pour des attentats attribués à al-Qaïda. Dont Fares el-Shuwail, présenté par les médias saoudiens comme un leader religieux d’al-Qaïda, arrêté en août 2004, à l’époque où l’organisation d’Oussama Ben Laden commettait de nombreux attentats dans le royaume. Dans ce contexte, il aurait été difficile de gracier un dignitaire chiite. D’autres y ont vu une réponse à la mort en Syrie de Zahran Allouche, le chef de Jeich el-islam, un groupe soutenu par Riyad.
Cette nouvelle escalade rebat aussi les cartes dans la région, à un moment où Téhéran, fort de l’accord sur le nucléaire, avait tout de même parié sur un rapprochement, timide et loin d’être abouti, avec le royaume wahhabite. Un accord qui a suscité, rappelons-le, la colère et l’inquiétude des Saoudiens, poussant Riyad à une attitude plutôt hostile envers Téhéran. L’avènement du roi Salman et la mainmise du vice-prince héritier, Mohammad Ben Salman, sur les affaires ont accéléré le processus.
Comme la guerre menée par l’Arabie au Yémen depuis mars 2015, ou encore la création d’une coalition islamique de 34 pays, annoncée depuis Riyad en décembre, cette exécution de masse semble répondre, pour l’expert Olivier Da Lage, «davantage à une logique punitive qu’à un projet politique mûrement réfléchi». Dans un article publié sur le site Orient XXI, il estime que «les autorités de Riyad veulent affirmer leur détermination face à l’Iran, à se poser en leaders du monde sunnite, à s’émanciper de la tutelle stratégique américaine. La jeune génération, illustrée par le prince héritier et ministre de l’Intérieur Mohammad Ben Nayef et le vice-prince héritier et ministre de la Défense, Mohammad Ben Salman, veut démontrer que son pays prend l’initiative et ne se contente plus d’être sur la défensive». Il relève également qu’au moment où le royaume connaît des heures sombres, tant sur le plan interne qu’économique, une explication des faits actuels pourrait être à trouver dans une rivalité entre les deux princes Mohammad Ben Salman et Mohammad Ben Nayef. Si le premier gère le dossier yéménite, le deuxième est en pointe pour la lutte contre les jihadistes. «Se pourrait-il qu’une partie même infime de l’explication de la guerre au Yémen et des exécutions massives de ce début d’année soit à chercher dans la sourde rivalité entre les deux Mohammad, chacun cherchant à prouver qu’il est l’homme fort dont le pays a besoin, alors que la santé du roi Salman, âgé de plus de 80 ans, est fragile?», s’interroge ainsi Olivier Da Lage.

Jenny Saleh
 

Qui était le cheikh Nemr Baqer el-Nemr?
Agé de 56 ans, Nemr Baqer el-Nemr apparaît comme le chef de file des manifestations qui avaient agité la province orientale du royaume saoudien, fief de la communauté chiite saoudienne, entre 2011 et 2012. Les autorités voyaient en lui un agent à la solde de Téhéran, chargé de fomenter des troubles.
Le prédicateur s’était en effet plusieurs fois illustré par quelques prêches provocateurs, dont un en 2012, où il se réjouissait de la mort du prince héritier Nayef. En 2011, déjà, il avait appelé à la sécession de l’est du royaume et à une fusion avec le royaume voisin du Bahreïn, où la majorité chiite s’estime écrasée par la dynastie sunnite des Khalifa. Parmi ses autres déclarations notables, son appel à une alliance des opprimés, quelles que soient leurs croyances. Il avait aussi, à rebours de la pensée véhiculée par Téhéran dans le monde chiite, qualifié le régime syrien «d’oppresseur». Pour autant, le cheikh Nemr n’a jamais cautionné d’actes de violence encouragé par une poignée de radicaux. Il réclamait l’égalité des droits pour sa communauté, appelant à des élections libres. Selon lui, les manifestants devaient résister «par le rugissement des mots plutôt que par les armes».
Sa condamnation à mort en 2014 pour sédition avait accentué sa popularité dans les milieux chiites arabes. Son exécution devrait accentuer encore le phénomène.

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