Le Liban est traversé dans tous les sens par des lignes de fracture d’ordre social, économique, communautaire et sécuritaire. Elles sont aussi bien endogènes qu’exogènes, prennent leurs racines dans l’histoire ancienne et récente et se nourrissent des incompréhensions qui se sont transformées, au fil des ans, en contradictions inconciliables.
La plus dangereuse de ces fractures est le conflit entre sunnites et chiites, alimenté par une forte charge émotionnelle, soigneusement entretenue pendant près de quatorze siècles et régulièrement ravivée par des piqûres de rappel meurtrières et sanglantes. C’est la plus dangereuse car elle remonte loin dans le temps et a pour champ de bataille un immense territoire, où le Liban apparaît comme un point sur une carte.
Dans cette terrible confrontation entre sunnites et chiites, le Liban n’est pas seulement un spectateur passif, mais un acteur de premier plan. Il a contribué, ces dix dernières années, avant même que n’éclate au grand jour le conflit entre l’Arabie saoudite et l’Iran, à nourrir les ressentiments entre les deux communautés dans l’ensemble du monde arabo-musulman. L’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, le conflit en Syrie, la révolte de Bahreïn, la guerre du Yémen sont autant de drames qui ont été abondamment exploités par les uns et les autres, à la grande satisfaction d’Israël, pour faire remonter à la surface les contradictions diffuses mais réelles. Ce qui n’était que d’anciennes histoires ou rumeurs fantasmagoriques, enfouies dans le passé, sont devenues des questions d’actualité brûlante. Des événements prétendument survenus il y a des siècles sont racontés aux nouvelles générations pour entretenir les divisions entre les deux communautés: les chiites se souviennent, «comme si c’était hier», de la rencontre de «Thaquifat Bani Saad», lorsque les compagnons du Prophète se sont réunis en conciliabule pour désigner Abou Bakr premier calife à l’insu de Ali, qui était en train de laver le corps de Mohammad, tout juste décédé; les plus extrémistes des sunnites attribuent aux chiites des croyances infondées, selon lesquelles l’Ange Gabriel se serait trompé entre Mohammad et Ali, qui aurait dû être l’Envoyé de Dieu; les fondamentalistes chiites accusent le serviteur du calife Omar, Kunfoz, d’avoir forcé la porte du domicile de Fatima, fille du Prophète et épouse de l’imam Ali, provoquant son avortement et lui cassant une côte. Profondément affectée par cet incident, elle en serait morte; les sunnites accusent les chiites d’avoir leur propre Coran, appelé «Mishaf Fatima»… C’est à travers ce type d’histoires, souvent fausses, transformées en contes populaires, que la plaie est maintenue grande ouverte entre sunnites et chiites. Exactement comme ce fut le cas en Europe entre catholiques et protestants.
Les risques de contagion du conflit au Liban sont d’autant plus grands que le pays est traversé, comme ne l’est aucun autre Etat de la région, par des influences régionales, notamment saoudiennes et iraniennes, qui accentuent l’affaiblissement du pouvoir central.
Malgré tout cela, le pays du Cèdre reste étonnamment stable, dans un environnement tourmenté. Certes, les joutes verbales entre sayyed Hassan Nasrallah et M. Saad Hariri étaient d’une virulence sans précédent. Mais aucun incident n’a eu lieu, pas même un jet de pierre ou une bagarre entre voyous.
Cela prouve que les volontés locales et régionales d’empêcher le Liban de sombrer dans un chaos ingérable existent toujours. Tous savent que dans un pays où chaque individu ou presque est armé, où la population est rodée aux guerres civiles, tout dérapage peut entraîner des réactions en chaîne devant lesquelles les guerres de Syrie et d’Irak, malgré leurs aspects tragiques, apparaîtraient comme un jeu d’enfants. Il n’est dans l’intérêt de personne que toute la Méditerranée orientale soit à feu et à sang.
Paul Khalifeh