Déjà présent en Irak comme en Syrie avant les conflits actuels, le trafic des antiquités a pris encore un nouvel essor, avec l’émergence de groupes armés comme l’Etat islamique, entre autres. Une partie des objets pillés transite par le Liban, qui coopère avec les services internationaux concernés pour lutter contre ce phénomène.
Des explosifs, une explosion, un amas de décombres. Ce 23 août 2015, le mythique temple de Baal, à Palmyre, sanctuarisé en 32 de notre ère, est réduit à néant. L’Etat islamique, maître de la cité antique depuis fin mai, signe le crime. Et publie, quelques jours plus tard, cinq clichés a priori authentiques, montrant les jihadistes à l’œuvre dans leur destruction du passé. Les 27 et 31 août, des photos satellites de Palmyre, prises par Unosa, viennent confirmer l’effroyable. De ce joyau monumental de l’antique cité, il ne reste que l’encadrement de pierre de l’entrée principale, ouvrant sur un vide sinistre. Les réactions de la communauté internationale fusent de toutes parts. La directrice de l’Unesco, Irina Bokova, s’émeut d’un «crime intolérable contre la civilisation», un «crime de guerre», qui «n’effacera jamais 4 500 ans d’histoire». Le directeur général des Antiquités et des musées (DGAM) de Syrie, Maamoun Abdulkarim, dénonce «une grande catastrophe pour notre patrimoine», mais aussi l’inaction de la communauté internationale.
Les sculptures funéraires en calcaire de la Syrie
figurent sur la Liste rouge d’urgence du Conseil
international des Musées (CIM), citant
les objets culturels les plus susceptibles d’être pillés.
Grosses prises au Liban
La destruction de Palmyre, qui a succédé à l’exécution par décapitation de Khaled el-Assaad, 81 ans, ancien directeur du site, apparaît dans la lignée des destructions et pillages opérés par l’Etat islamique depuis sa mainmise sur une partie de l’Irak et de la Syrie. Avant Palmyre, on se souvient des saccages opérés au printemps en Irak, au musée de Mossoul, mais aussi dans les cités antiques de Ninive, Nimroud, Hatra, dont les frontières correspondent à l’ancienne Mésopotamie. Le berceau de la civilisation, où naquit l’écriture, il y a 5 000 ans.
Comme si ces destructions ne suffisaient pas, l’Irak et la Syrie font aussi l’objet de pillages quasi systématiques. Un phénomène loin d’être nouveau, puisque ces deux pays ont, depuis toujours, représenté des proies de choix pour les trafics illicites d’objets archéologiques. Le conseiller au ministre de la Culture libanais, le Dr Assaad Seif, souligne qu’«il y a toujours eu du trafic, y compris pendant la guerre civile au Liban». Mais, aujourd’hui, les trafics ont pris une autre ampleur. «Avec la guerre en Syrie, par exemple, les trafiquants ont profité de la déstabilisation du pouvoir central pour accroître leur business et gonfler leur chiffre d’affaires». «Ils ont pu fouiller illicitement sans aucun problème, et exporter leurs marchandises», avance-t-il, pointant aussi du doigt la responsabilité «des pays limitrophes de la Syrie qui sont contre le régime et ont favorisé le transfert des antiquités». «On a un trafic énorme à travers la Turquie, la Jordanie mais, aussi, via le Golan et Israël», affirme-t-il. La Grèce a minima est aussi apparue, ces derniers temps, comme un pays de transit pour le trafic illicite des antiquités. Comme le Liban d’ailleurs, qui, par ses frontières poreuses, voit passer sur son territoire de nombreux objets, allant de la statuette en bronze, aux chapiteaux arrachés aux colonnes, en passant par les céramiques, mosaïques, sans oublier les objets de culte.
La plus grosse prise enregistrée par le Liban reste celle effectuée à Ouzaï, en 2013. Au cœur d’une boutique de brocante étroite remplie d’objets divers et variés, 83 objets en provenance de Palmyre, Homs et Apamée sont identifiés par un expert de la Direction générale des Antiquités libanaise. La prise est belle: quatorze bustes de la cité antique de Palmyre, des chapiteaux arrachés aux colonnes d’Apamée, près de Hama, mais aussi des objets de culte protobyzantins et byzantins, issus du site de Homs. Le tout nécessite deux camions pour le transport. «On avait reçu une information de la part du bureau de l’Unesco, nous informant de la circulation sur Internet de photos d’objets archéologiques qui se trouveraient à Beyrouth, avec la liste et les prix», raconte le Dr Seif. «Directement, nous avons envoyé l’information aux autorités compétentes et, en parallèle, les FSI travaillaient déjà sur le même dossier avec d’autres informateurs. Ils ont pu localiser les objets dans la région d’Ouzaï et nous avons fait l’expertise car il y avait énormément d’objets».
Des plaques en pierre et de bronze ainsi que des stèles de la Syrie
datant de l’Age de Bronze jusqu’à la période ottomane
(IIIe millénaire av. J.-C. – ap. J.-C. 1918) figurent sur
la Liste rouge d’urgence du CIM.
Les FSI efficaces
Plus récemment, une autre prise a fait parler d’elle. Un ressortissant syrien a été interpellé à Enfé, au Liban-Nord, alors qu’il tentait de vendre au Liban une pièce d’art de grande valeur. A Baalbeck cette fois, c’est un membre de l’Etat islamique qui avait été arrêté, alors qu’il faisait passer, entre autres marchandises (Captagon, explosifs, pièces d’or, etc.), des antiquités en provenance de Syrie, dissimulées dans des camions frigorifiques. Le contrebandier avait alors expliqué que les biens étaient dissimulés dans des cargaisons de viande en provenance de Homs et Hama, avant d’être livrées à un complice, boucher de son état, à Tripoli. Il est aussi de notoriété publique, que les antiquités volées transitent, entre autres, par la ville de Majdel Anjar, adossée à la frontière syrienne, en attente d’être échangées pour quelques centaines de dollars, voire contre des armes ou des munitions, au profit de tel ou tel groupe armé combattant en Syrie. Les modes de transport sont variés: en camion frigorifique, à cheval, via les réfugiés, etc., bénéficiant de la porosité des frontières syro-libanaises.
Difficile dans ce contexte pour les autorités d’enrayer le phénomène. Le Liban est pourtant très actif dans ce domaine. Le Dr Assaad Seif explique que la Direction générale des Antiquités reçoit des alertes émises par l’Unesco ou par l’Icom, les communique aux Forces de sécurité intérieure (FSI), au sein desquelles se trouve une antenne de l’International office of international theft, dirigé par le lieutenant-colonel Nicolas Saad. Puis procède aux expertises des objets en cas de prise. Sans compter les informations recueillies par d’autres biais par les FSI. Les agents n’hésitent pas à se présenter comme des acheteurs pour parvenir à remonter les filières.
«En 2012-2013, indique le Dr Seif, c’était la foire aux antiquités, au Liban, notamment à Souk el-Ahad, Basta ou Ouzaï, mais après l’intervention de la police et les saisies, les trafiquants ont su qu’on ne peut plus travailler à travers ces plateformes-là. On trouvait de tout, des lapidaires, des objets architecturaux, des portes de tombes de l’époque byzantine et des objets comme la poterie. Aussi, il y a eu le trafic d’objets plus récents, les icônes, les objets provenant des églises et monastères, comme, par exemple, celui de Maaloula.
Aujourd’hui, le Liban n’est, toutefois, pas la plateforme essentielle. Parce qu’ici, ils ont vu qu’ils ne peuvent pas trop manœuvrer, donc ils ont dû changer de stratégie. On sait bien qu’il y a une plateforme assez importante qui se fait à travers la Turquie, la Jordanie, le Golan (Israël n’étant pas signataire de la Convention de l’Unesco sur le trafic illicite des biens culturels) et, quelquefois, ça peut étonner, mais l’Irak aussi. Interpol a eu quelques cas comme ça», indique Seif qui est aussi professeur associé à l’Université libanaise. «On a quatre acteurs dans le trafic, explique le conseiller, la personne qui retire l’objet du site, le transitaire de la Syrie au Liban ou dans un autre pays, et dans ces différents pays, le dealer qui ramène l’objet sur les marchés internationaux.
C’est ici que les prix commencent à augmenter. Et, puis, il y a la mafia internationale qui est toujours en train de renifler les nouveaux objets présentés par les dealers. C’est international. Il y a pas mal de pays qui n’ont pas ratifié la Convention de l’Unesco. Il y a des pays qui sont des plateformes de commerces d’antiquités et on sait très bien que le Benelux, la Suisse, l’Amérique du Nord aussi. On a aussi les pays du Golfe qui importent, ainsi que la Chine et le Japon qui sont friands d’antiquités. Ce sont de nouveaux marchés d’acheteurs».
Parmi les objets à risque cités dans la Liste rouge
du CIM, des récipients céramiques de la Syrie
datant de la Préhistoire à la période ottomane (VIIe millénaire
av. J.-C – ap. J.-C. 1918).
Daech, mais pas seulement
Autre particularité de ce marché, la contrefaçon des certificats attestant l’authenticité ou la provenance de telle ou telle antiquité. «On a reçu de faux manuscrits par exemple, avec des certificats portant les sceaux de l’Empire ottoman», explique le Dr Seif. «Les faussaires les imitent très bien. Il y a beaucoup d’ateliers spécialisés en Syrie qui font cela, depuis longtemps d’ailleurs». Un vrai travail d’orfèvre qui peut tromper l’œil de l’expert le plus averti.
Reste ensuite à les faire transiter vers l’Europe, entre autres marchés. Au Liban, les trafiquants parviennent à faire sortir les antiquités par le port et l’aéroport, malgré la vigilance des douanes. «Nous avons fait pas mal de séminaires avec eux et quand ils ont le moindre doute, ils nous demandent d’intervenir». «Nous avons fait pas mal de prises à l’aéroport et au port de Beyrouth», affirme-t-il.
Avec des acheteurs toujours plus nombreux et des trafiquants toujours plus gourmands, la Syrie mais aussi l’Irak, qu’on oublie parfois, sont donc devenus, depuis 2011, de véritables morceaux de gruyère. Des photos satellites montrent très clairement les sites antiques qui ressemblent désormais à des météorites, constellées de trous effectués par les pilleurs. Me Ardavan Amir-Aslani, avocat de l’Irak depuis plus de dix ans, en charge notamment de la défense du patrimoine, souligne que «le pillage de masse se situe sur les sites de fouilles dans tout le pays» et pas seulement dans les musées, lieux de culte et bibliothèques, plus médiatisés. «Sur cette terre reconnue comme le ‘berceau de l’humanité ’, la perte entraînée par les vols et les destructions représenterait, au sud de l’Irak, 25% des sites archéologiques», indique-t-il.
En cause, l’Etat islamique. Mais pas seulement. L’avocat rappelle que «les dommages causés au patrimoine culturel irakien sont bien antérieurs à la présence de l’EI et remontent à la deuxième guerre du Golfe en 1990». Depuis la présence de Daech et, surtout ces trois dernières années, «la destruction de ce patrimoine semble avoir pris une forme différente», explique-t-il. «La médiatisation de la destruction volontaire du patrimoine (ayant) pour but de véhiculer un message de terreur et de faire connaître sa volonté de destruction des biens considérés comme hérétiques, préislamiques et interdits selon une interprétation fondamentaliste du Coran». Il s’est avéré aussi que l’EI avait institutionnalisé le pillage, en délivrant des autorisations de fouilles, moyennant une taxe de 20%. Il disposerait aussi de ses propres archéologues.
Daech n’est pas le seul responsable. Tous les groupes armés y participent. «Le pillage de masse a commencé bien avant la propagande de l’EI, mené par des bandes organisées travaillant au service de marchands d’art qui alimentent des collectionneurs professionnels, voire des musées peu diligents», souligne Me Amir-Aslani. Une affirmation partagée par le Dr Assaad Seif pour qui le trafic est aussi le fait de bandes organisées, mais aussi de «chefs de guerre», qui constituent ainsi une sorte de «butin». Pour l’archéologue libanaise Jeanine Abdelmassih, qui a entrepris de nombreuses fouilles en Syrie et enseigne l’archéologie gréco-romaine à l’Université libanaise, les pillages sont aussi commis de manière opportuniste par «le petit paysan qui n’a peut-être plus d’autre ressource pour vivre». Elle ajoute que si la communauté internationale se focalise sur «les grands sites pillés de manière spectaculaire, comme Palmyre ou Apamée, près de la ville de Hama, d’autres, moins connus, ont fait l’objet de fouilles illicites systématiques». Heureusement, selon elle, d’autres personnes, conscientes de la richesse et de la valeur de leur patrimoine, mettent tout en œuvre pour protéger les sites, malgré le conflit et la présence de groupes armés. Selon Jeanine Abdelmassih, il s’agit de personnes qui travaillaient dans les chantiers de fouille légaux, et qui tâchent de conserver tant bien que mal les sites en l’état. «Dans des sites se trouvant près d’Idlib, les gens se sont installés dans les ruines afin de les préserver», explique-t-elle, à titre d’exemple. De même, le Dr Assaad Seif souligne que la DGAM de Syrie dispose toujours de son réseau d’employés qui tentent, chacun à son échelle et selon ses moyens, de préserver ce qui peut l’être.
Malgré ces actes de bonne volonté, qui peuvent s’apparenter, dans certains cas, même à des actes d’héroïsme, compte tenu de la situation du conflit, le trafic illicite d’antiquités grossit et s’amplifie. A tel point que la CIA a annoncé des chiffres qui laissent perplexes. Selon l’agence américaine, la contrebande d’antiquités aurait déjà rapporté à l’Etat islamique entre 6 et 8 milliards de dollars, faisant de cette activité la deuxième source de revenus de Daech. Des données impossibles à vérifier.
Des milliards de dollars
Sam Hardy, chercheur britannique spécialisé dans le trafic d’antiquités, confie que «la valeur du trafic est impossible à estimer, mais le commerce illicite doit probablement se chiffrer en milliards de dollars». Mais, ajoute-t-il, comme pour les trafics d’armes ou de drogues, l’estimation de la taille du marché noir, ou du marché ‘gris’, où des biens licites et illicites se côtoient, est très difficile, voire impossible». Indépendamment de cela, ce sont les communautés qui en pâtissent, en étant privées de leur héritage culturel, tandis que des groupes armés, des mafias, profitent de cette manne financière.
Me Ardavan Amir-Aslani estime, lui aussi, que «pour l’instant, nous n’avons pas assez de recul pour savoir quelle part ce trafic représente dans le financement de Daech. Il faudra certainement attendre quelques années, avant qu’une petite partie de ces biens ressortent sur le marché de l’art». «Pour connaître l’étendue du désastre patrimonial, explique le Dr Seif, on peut s’appuyer sur les données tangibles avec les listes établies par les missions de fouilles sur place, celles des dépôts qui ont été pillés, les listes officielles de la DGAM en Syrie, et aussi les expertises qui peuvent se faire sur les objets saisis, comme on fait ici au Liban. Il y a des styles bien déterminés selon les diverses cultures et les différents endroits». «Mais personne, jusqu’à présent, n’a fait d’analyse statistique pour savoir combien d’objets précisément ont disparu».
Quelle action internationale?
Me Ardavan Amir-Aslani estime que «le régime d’interdiction et la condamnation du trafic illicite de biens, introduit pour l’Irak par la résolution 1483 des Nations unies (2003), par le Règlement de l’Union européenne N°1210/2003 (et plus généralement prévu dans les conventions de La Haye de 1954 et de l’Unesco de 1970 et de 1972) aurait pu être efficace s’il avait ensuite été repris et précisé dans ses modalités par les lois nationales de chaque pays dans lesquels il a à s’appliquer». «Les récentes résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies, 2199 et 2253 (2015), complètent le régime d’interdiction initial et renforcent la lutte contre le trafic illicite de biens culturels. Les Etats membres doivent désormais prendre leur responsabilité et mettre en place les mesures nécessaires pour appliquer ces textes. L’Union européenne devrait ainsi prochainement adopter un règlement afin de faire appliquer ces résolutions». Une liste noire des paradis du recel pourrait ainsi voir le jour, à l’instar de ce qui avait été fait contre les paradis fiscaux.
De son côté, Sam Hardy indique que les différentes organisations culturelles travaillent ensemble pour lutter contre ce trafic. «Mais un grand nombre d’entre elles manquent de liberté et de moyens pour s’engager directement». Il pointe aussi un «manque d’informations de la part de pays entre autres qui pourraient aider ces institutions à développer leur capacité de renseignement et d’application de la loi».
Qui sont les principaux acheteurs des antiquités?
Sam Hardy indique que les acheteurs des antiquités du sang, en référence au trafic de diamants qui servaient au financement des conflits en Afrique, sont généralement des collectionneurs, ainsi que les marchands d’art qui les approvisionnent, en rendant les biens «propres». C’est-à-dire dotés de faux certificats d’authenticité et de provenance.
«Il y a plusieurs marchés, haut de gamme, moyenne gamme et bas de gamme», souligne-t-il. «Le milieu du marché de l’art fonctionne sur la confiance, ce qui implique que même les marchés de haute et moyenne gammes peuvent être contaminés et vendre des biens culturels illicites» savamment dissimulés.
Par ailleurs, les antiquités peuvent aussi être échangées contre des livraisons d’armes. Ou servir de caution. Les trafiquants qui se livrent au commerce illégal d’armes sont souvent les mêmes que ceux qui procèdent au trafic d’antiquités ou de drogue.
Me Ardavan Amir-Aslani estime que les «coresponsables de ces atteintes au patrimoine culturel sont tous les participants au processus du trafic illicite des œuvres d’art, soit les intermédiaires (qui permettent à ces objets d’être stockés ou obtiennent de faux certificats), les consommateurs, les revendeurs, les commissaires-priseurs, les maisons de vente, les antiquaires ou encore les musées». «Certains musées collaborent énormément en vue de lutter contre le trafic de biens en apportant leur expertise, afin d’aider les organismes à élaborer des listes de biens volés», note-t-il toutefois. Les maisons de vente aux enchères participent également, pour certaines d’entre elles en tout cas, au commerce illicite. «Les maisons de vente diligentes doivent, certainement, refuser de mettre en vente certains objets qui ne sont pas accompagnés de la documentation justifiant de la licéité de leur provenance». D’autres sont, hélas, moins précautionneuses.
Jenny Saleh