Manque d’hygiène, promiscuité due à la surpopulation, oisiveté… Il s’agit évidemment de la prison de Roumié, cet espace carcéral où l’inimaginable est possible. Quel état des lieux pouvons-nous faire de l’un des principaux pénitenciers libanais? A qui en incombe la responsabilité? Magazine a accompagné les mineurs, dans la prison de Roumié.
Après avoir longé un interminable chemin que tracent des piles de sacs de poubelles qui remplissent l’air d’odeurs nauséabondes, et après avoir été fouillés à maintes reprises, nous arrivons, enfin, à destination. Un immense bâtiment, supposé être consacré aux mineurs et portant le nom d’«al-Ahdath», se dresse devant nous. Une porte de fer nous en sépare et nous attendons que les prisonniers, devant être transportés au tribunal, entrent dans le fourgon cellulaire, pour franchir le seuil. Des vêtements et des chaussures délabrés pendent aux fenêtres, attendant probablement de sécher à l’air libre. Reçus par l’officier général des Forces de sécurité intérieure (FSI), Mohammad el-Karsifi, nous profitons de l’occasion pour lui poser quelques questions au sujet d’«al-Ahdath». Il nous explique que le bâtiment, qui devait, à l’origine, renfermer uniquement les mineurs est, aujourd’hui, divisé en raison de l’encombrement de la prison de Roumié: le premier étage est réservé aux adultes, alors que les deuxième et troisième étages sont consacrés à ceux dont l’âge varie entre 12 et 18 ans. Tout enfant de moins de 12 ans ayant commis un crime ou un délit est envoyé à un centre de réhabilitation, puisqu’il est considéré comme n’étant pas encore assez mûr pour discerner le mal que constitue le fait commis. «Al-Ahdath» compte aujourd’hui 150 détenus de moins de 18 ans et 900 prisonniers de plus de 18 ans. 1 050 est le nombre que devait regrouper la prison de Roumié dans sa globalité. Or, 3 600 personnes sont détenues actuellement dans la prison, dont 1 700 attendent toujours d’être jugées.
Des mineurs terroristes
Troisième étage du bâtiment où nous enquêtons. Deux dortoirs séparés par des escaliers opposent d’un côté les mineurs, dont la durée de détention est inférieure à six mois et, d’un autre, les récidivistes (14% des cas) et ceux dont la durée de détention est supérieure à six mois. Une fois détenu, le mineur est «hébergé» temporairement dans une cellule d’accueil et subit des examens médicaux. Le bilan terminé, le prisonnier est transféré vers l’une des douze cellules de l’un des dortoirs (selon le cas), à condition qu’il ne souffre d’aucune maladie contagieuse ou MST. Chaque cellule (dont certaines sont moins entretenues que d’autres) renferme douze à quinze personnes. Il faut signaler que dix-sept prisonniers mineurs sont coupables d’actes de terrorisme, nombre relativement élevé. De superficie réduite, la cellule comporte une petite chambre à coucher avec des lits superposés et ce qu’on pourrait qualifier de kitchenette et de salle de bains. Rien ne sépare ces deux derniers espaces où pas plus de deux personnes peuvent se tenir. La baignoire équivaut à une pierre semi-circulaire enfoncée dans le sol et la cuvette est remplacée par un trou au sol.
Des adultes chez les mineurs
Malgré cela, il n’en demeure pas moins que les enfants bénéficient d’une aide et d’un soutien psychologiques, d’un suivi médical (bien que le nombre des médecins soit restreint) et d’un renforcement scolaire. Ils sont initiés à divers métiers (coiffure, mécanique, tannerie, charpenterie, informatique, etc.) dans des ateliers de réhabilitation professionnelle et éducative qui leur sont consacrés au deuxième étage du même bloc. Suivis par des professeurs venus du ministère de l’Education, les mineurs achèvent leur parcours par l’obtention d’un diplôme officiel relatif au domaine de spécialisation.
Du fait de l’encombrement de Roumié, une partie des prisonniers adultes a dû être transférée au bâtiment d’«al-Ahdath». L’administration a bien évidement veillé à ce que ces derniers soient séparés des mineurs. C’est la «Maison centrale», supposée être répartie en salles de divertissement et de loisirs (cinéma, cuisine, etc.), aujourd’hui, réservée aux prisonniers âgés de 18 ans et plus. Composée de cellules dont chacune renferme 130 prisonniers entassés par terre, ne disposant que d’un matelas et d’un oreiller, la «Maison centrale», cet endroit répugnant duquel se dégagent des odeurs infectes et nauséabondes, ne connaît, ou presque pas, la lumière du jour, engendrant ainsi de graves problèmes d’hygiène, d’aération et de santé physique et morale. Contraints de se serrer l’un contre l’autre pour dormir et de se piétiner pour se déplacer, les prisonniers majeurs ne bénéficient d’aucun véritable programme de réhabilitation (à part le suivi psychologique irrégulier – qui ne les prépare pas réellement à une réintégration sociale). Aucune activité pour les occuper le long de la période d’incarcération, provoquant ainsi en eux un développement considérable de l’oisiveté, les incitant davantage à la délinquance et semant en eux un sentiment de haine accru contre la société et ses composantes. Plus encore, les critères de triage, tels que définis par la loi de 1949, ne sont pas respectés: les prisonniers ne sont effectivement pas «classés» selon la durée d’emprisonnement, le délit ou le crime commis, le niveau intellectuel et moral, comme il se doit. Résultats, les détenus passent leur temps à ruminer des idées noires et à nourrir une rancune aveugle contre la vie.
Normes non respectées
«Le problème des prisons libanaises n’est pas récent. Il remonte à plusieurs années et tire ses sources de maints facteurs, à savoir l’encombrement, les problèmes juridiques et le manque d’équipements modernes. Prenons à titre d’exemple, la prison de Roumié qui, érigée dans les années soixante – officiellement inaugurée en 1971 – ne répond pas aujourd’hui, en matière de construction, d’hygiène et de système interne, aux normes internationales», affirme le conseiller juridique du ministre de l’Intérieur, Mounir Chaaban. Selon lui, l’encombrement est principalement dû à l’arrestation, par les services de sécurité, d’un grand nombre de Libanais et de non-Libanais, depuis le début de la guerre à nos jours. S’ajoutent à cela les arrestations régulières relatives aux crimes et délits, phénomène qui a pris de l’ampleur après l’arrivée de plus d’un million huit cent mille réfugiés syriens au Liban. D’après Chaaban, 26% de la totalité des prisonniers sont de nationalité syrienne et 800 sont palestiniens. «Cet encombrement est, par conséquent, le résultat de l’instabilité due à la situation sécuritaire actuelle du pays et de l’augmentation du nombre des déplacés syriens», conclut Chaaban. Autre problème majeur, les prisonniers n’ont pas tous subi de condamnation. «Il n’existe aucune prison au monde où le nombre des détenus (60%) est supérieur à celui des condamnés (40%)», certifie le conseiller juridique du ministre de l’Intérieur. Selon Mounir Chaaban, le ministre de l’Intérieur, Nouhad Machnouk, a assuré, depuis son arrivée, l’application de certaines réformes dans la prison de Roumié. Il a réussi, entre autres, à libérer le bâtiment B des islamistes, qui en avaient pris le contrôle, à le réhabiliter en trois mois et à instaurer un tribunal au sein de la prison pour accélérer les procédures judiciaires mais, malheureusement, selon des responsables à Roumié, ce tribunal ne fonctionne toujours pas, etc.
«Nous sommes conscients du problème de cette prison», assure Mohammad Saab, conseiller juridique du ministre de la Justice. «En termes d’hygiène, la crise des déchets se répercute indéniablement sur la prison de Roumié, malgré les efforts de l’administration, en collaboration avec les associations et organisations humanitaires, pour alléger ce fardeau. Il faudrait certainement réhabiliter les prisons existantes et en construire de nouvelles, mais le financement peut s’échelonner sur plusieurs années, car il exige de gros investissements. Au niveau judiciaire, le retard des tribunaux dont souffrent davantage les détenus (plus que les condamnés) est dû à plusieurs facteurs, comme l’explique Saab:
♦ Lorsque la date d’une audience est fixée par le juge, des problèmes de logistique peuvent survenir. Les forces de sécurité chargés de conduire le prisonnier au tribunal se trouvent parfois dans l’impossibilité de le faire en raison du manque de fourgons cellulaires par rapport au grand nombre de prisonniers et donc au grand nombre d’audiences fixées au même moment.
♦ Il arrive certaines fois que le prisonnier lui-même refuse de se rendre au tribunal. Cela ne peut se répéter indéfiniment puisque le juge devra, en tout cas, prononcer le verdict, mais il s’agit d’une «stratégie» qu’adoptent parfois les prisonniers (surtout ceux qui ont suffisamment d’«expérience»). Connaissant la plupart des juges, le prisonnier cherche à éviter d’être pris en charge par un magistrat «sévère», en prétendant être malade, par exemple, pour éviter de se rendre au tribunal, jusqu’au moment où ce juge est remplacé par un autre.
♦ Le manque de magistrats qui ne peuvent, en un court laps de temps, finaliser tous les dossiers. Plus encore, depuis l’arrivée des réfugiés syriens au Liban, le nombre de crimes et de délits a largement augmenté, d’où la grande pression sur les tribunaux.
♦ Les dispositions de la loi jouent aussi un rôle important dans le retard des tribunaux. Saab donne l’exemple de l’article de loi selon lequel tous les accusés doivent être avertis pour que l’étude du dossier puisse être entamée. Or, souvent, des retards se font au niveau de l’adresse des «avertissements», soit parce que l’accusé n’est pas présent, soit parce qu’il s’est enfui, etc.
Pour tenter de remédier aux problèmes, Mohammad Saab propose des solutions. Il s’agit, tout d’abord, d’accroître le nombre de magistrats, de renforcer la logistique, d’adopter le système numérique pour certaines procédures administratives, afin de faciliter les tâches des responsables, modifier les lois et, surtout, réhabiliter les prisons; de former les cadres gérant les prisons, etc. Il est également impératif de procéder à l’application du plan quinquennal visant à déplacer la responsabilité des prisons du ministère de l’Intérieur à celui de la Justice. «Que la gestion des prisons soit du ressort du ministère de la Justice est particulièrement important: si la direction des prisons est du ressort du ministère de la Justice, les juges seraient plus proches des prisonniers; ce transfert de gestion permettrait d’avoir des cadres civils dans les prisons et non des militaires», atteste Saab.
Natasha Metni
Des prisonniers témoignent: où est la justice?
♦ Maher, âgé de 16 ans, s’est retrouvé en prison après avoir été complice d’un adulte dans une affaire de crime. Cela fait 4 ans qu’il est détenu et, malgré sa bonne conduite dans l’enceinte d’al-Ahdath, et ayant développé ses capacités en matière d’informatique, Maher doit attendre que le long procès de l’adulte prenne fin pour que commence l’étude de son propre dossier. «Je regrette du fond du cœur d’avoir commis ce meurtre. Je suis prêt à prendre les choses en main et à commencer une vie nouvelle, une fois sorti de prison. Je veux travailler dans le domaine de l’informatique», confie Maher à Magazine. Il se dit engagé à ne pas retourner dans la région où le crime a eu lieu. Maher aide aujourd’hui les nouveaux prisonniers de son âge à s’intégrer rapidement dans leur «nouveau» milieu.
♦ Yassine, 17 ans, est marié et père d’un enfant. Détenu pour avoir commis un délit, il espère pouvoir sortir bientôt de prison et reprendre une vie normale dans sa famille.
♦ N.H. est le prisonnier le plus âgé au Liban. Il a 90 ans. Cela fait un an et demi qu’il est détenu parce qu’il a tiré sur quelqu’un qui voulait le tuer. Cette autodéfense lui a coûté cher et, depuis son entrée en prison, N.H. n’a eu droit à aucune audience, en raison du report des séances par les juges et/ou par les avocats. «C’est de la pure injustice», martèle le prisonnier. «La lenteur des tribunaux est chose inadmissible. Ce qui nous préoccupe, aujourd’hui, ce n’est pas l’état dans lequel nous vivons ici en prison. C’est le côté juridique, à savoir le report continu des audiences, le problème des dossiers perdus, la violation des dispositions de la législation libanaise dans l’exercice pratique de la loi, le laisser-aller des responsables politiques, etc. Je n’ai plus de famille, personne pour me visiter. Je ne sais plus si je dois encore espérer», se désole-t-il.
♦ M.F.H, ancien responsable au port de Beyrouth durant 35 ans, affirme avoir été accusé à tort d’avoir collaboré avec un Syrien dans le transport de drogue vers Dubaï (à tort, dit-il, parce qu’il s’est avéré, après avoir fouillé les machines en question, que celles-ci ne renfermaient pas de drogue). Il est détenu depuis deux ans. M.F.H souffre, depuis 9 mois, d’une leucémie et a été transporté deux fois en urgence à l’hôpital en attendant que le verdict soit prononcé en sa faveur. Le détenu se lamente: «La brigade judiciaire se permet de retenir, illégalement, l’inculpé pendant plusieurs jours dans les locaux du commissariat de police et la détention traîne des mois, voire des années, avant d’être déféré devant le tribunal pour être jugé».
*Les noms des deux premiers détenus ont été modifiés.