«Ce prisonnier est fou»… a-t-on souvent entendu dire. «Il doit accomplir sa peine jusqu’à ce que sa sanité d’esprit soit prouvée». Mais qu’est-ce que réellement la «folie»? Peut-on en guérir? Faut-il épargner la prison aux détenus atteints de maladies mentales? Si tel est le cas, à qui serait-il bon de les confier? Tant de questions auxquelles tente de répondre l’étude effectuée par l’association Catharsis dont Zeina Daccache est la directrice exécutive.
En 2012, au cours d’une séance de dramathérapie en cours dans la prison de Baabda, F. M., détenue depuis un certain temps, décide de se joindre aux autres pour participer aux sessions. Quand Zeina Daccache se met à lui poser des questions concernant la durée de son emprisonnement, F.M. répond: «Le verdict ne le dit pas clairement, mais je suppose que je suis condamnée à vie». F.M. souffre de troubles mentaux et sa peine consiste en une incarcération au sein de l’unité de psychiatrie, pour une durée indéterminée, jusqu’à ce que le tribunal désigné décide d’y mettre fin après preuve de «guérison».
Ils sont nombreux à en souffrir
Comment pouvons-nous nous permettre, au XXIe siècle, de continuer à croire à une cure définitive contre la démence (tel que stipulé dans l’article 232 du code pénal libanais), surtout lorsqu’il a été scientifiquement prouvé qu’une telle maladie ne peut qu’être «gérée»? Plus encore, comment pouvons-nous encore nous permettre d’employer le mot «fou» pour désigner toute personne souffrant d’un quelconque trouble mental?
Au Liban, la seule unité de psychiatrie existant dans toutes les prisons se trouve dans un petit immeuble de l’enceinte de Roumié. Il s’agit, en effet, du fameux bâtiment bleu qui n’a jamais été rénové depuis le jour où il a été construit, en 2002, et les responsables (officiers des Forces de la sécurité intérieure-FSI, membres du Parlement, représentants des ministères de la Justice et de l’Intérieur, etc.) sont d’accord sur le fait que les détenus souffrant de maladies mentales se trouvent dans une «impasse» que leur dictent les articles actuels du code pénal libanais. C’est dans ce sens qu’en 2013, financée par l’Union européenne (UE), Catharsis a lancé le projet The untold story of forgotten behind the bars. Ce dernier englobe quatre volets: une étude sur la prévalence des maladies mentales chez les détenus dans les prisons libanaises, une recherche juridique (comprenant une étude de droit comparé), un projet de loi sur la base des conclusions tirées des deux éléments précités, et, finalement, la production d’une pièce de théâtre interprétée par les détenus de la prison de Roumié (certains d’entre eux souffrant de troubles mentaux). L’étude s’est concrétisée en octobre 2014 lorsqu’une équipe de chercheurs, désignée par Catharsis, a visité, deux mois durant, les prisons de Roumié et de Baabda, pour la collecte de données. A la question de savoir si les troubles chez les prisonniers sont nés de la détention ou si ces derniers en souffraient déjà avant leur incarcération, Zeina Daccache confie qu’il existe deux types de population souffrant de troubles psychiatriques en prison: les personnes qui auront été mises en détention alors qu’elles étaient déjà malades et qui n’ont pas forcément commis d’infraction en relation avec leur pathologie, et celles dont les troubles psychiatriques sont nés de la détention. Dans les deux cas, le problème est que ces personnes sortiront de la prison au bout de leurs peines sans être soignées et dans un très sale état. Et pour le coup, c’est la société tout entière qui se trouverait exposée à ces dernières. A la lumière de cette étude, il s’avère que les chiffres sont, en réalité, inquiétants: en ce qui concerne les troubles bipolaires, l’étude a révélé un taux de prévalence globale de 1,9%, pourcentage élevé par rapport à celui de la population globale libanaise qui est de 1,5%. Compte tenu de l’état des lieux des prisons au Liban et des soins médicaux fournis, un tel taux nécessite une réévaluation de la situation des détenus et un suivi régulier durant la période d’incarcération. Sur seize détenus diagnostiqués comme souffrant de troubles psychotiques primaires ou de troubles bipolaires, douze (onze hommes et une femme) ne figurent pas sur la liste des personnes souffrant de telles maladies, le rapport médical des FSI ne signalant pas cette information cruciale. Plus encore, les seize détenus mentionnés plus haut résident dans des cellules consacrées aux individus ne présentant aucun trouble du genre.
Quelles solutions?
Ce résultat troublant indique une carence au niveau du travail de dépistage des maladies chez les détenus et le manque de soins nécessaires à ces derniers. Les recherches ont montré que, lorsque de telles maladies ne sont pas traitées comme il se doit, les risques d’auto-agression, les tentatives de suicide et les comportements violents se font de plus en plus accrus, surtout qu’un pourcentage élevé de détenus mis en examen souffrent de troubles dépressifs majeurs dans les prisons de Baabda et de Roumié. Plusieurs facteurs contribuent à l’aboutissement à de tels résultats, à savoir l’isolement, la surveillance continue, l’absence d’intimité, la frustration, l’encombrement des prisons, les troubles somatiques, les carences nutritionnelles, la toxicomanie, le manque d’hygiène, etc.
Afin d’assurer un traitement approprié aux détenus souffrant de troubles mentaux, il est essentiel de les séparer des prisonniers qui n’en sont pas atteints. Or, au Liban, cela est quasi impossible puisqu’aucune section consacrée à l’accueil de ce genre de détenus n’existe (celle de Roumié, mentionnée plus haut, n’étant pas équipée pour les recevoir). Aujourd’hui, Catharsis travaille sur un projet de loi, visant une modification au niveau des articles du code pénal relatifs à ce problème. Plus encore, ne serait-il pas également possible d’examiner de près l’option de l’hospitalisation sous contrainte? Ainsi, les personnes atteintes de troubles mentaux pourraient continuer à être juridiquement considérées détenues, de sorte que la privation de liberté dont elles font l’objet dans le cadre de la mesure d’hospitalisation puisse être imputée sur la durée de la détention. C’est dans ce sens que plusieurs fonctions pourraient être attribuées à l’hospitalisation, à savoir la protection du sujet contre tout geste suicidaire, la prise en charge du patient-détenu, l’évaluation précise du risque et de la sémiologie psychiatrique, la disponibilité d’un endroit «neutre» dans le cadre d’une telle situation conflictuelle, etc. Toutefois, un problème se pose: les établissements psychiatriques manquant cruellement de places et de dispositifs de sécurité, à quelle institution serait-il bon de confier les détenus?
Natasha Metni
Un espoir pour les détenus
Catharsis est la première association à but non lucratif consacrée à la dramathérapie au Liban et au Moyen-Orient. Dramathérapeute et directrice exécutive de Catharsis, Zeina Daccache œuvre à transformer le quotidien sinistre des prisonniers de Baabda et de Roumié en y introduisant la thérapie par le théâtre pour les réhabiliter et leur permettre de se réconcilier avec eux-mêmes.