«La guerre n’est qu’un simple prolongement de la politique par d’autres moyens.»
Carl Von Clausewitz
«L’élection d’un président de la République au Liban dépend de l’issue de la grande bataille d’Alep».
Les Libanais entendent depuis des mois, bien avant l’intervention russe en Syrie, cette équation bizarre. Beaucoup ne veulent pas admettre qu’une échéance purement interne puisse être liée à une guerre qui se déroule à plusieurs centaines de kilomètres de leur frontière. Ces propos ravivent chez eux de douloureux souvenirs, qui remontent au temps où d’aucuns affirmaient que la route de Jérusalem passait par Jounié, ou encore que la paix définitive et la prospérité tant attendues ne seraient au rendez-vous qu’après la conclusion de la paix entre Israël et la Syrie. Le sentiment de révolte est parfaitement justifié, mais les réalités géopolitiques sont impitoyables. Elles traversent les frontières et s’imposent dans l’agenda national sans y être invitées.
Le cheikh Naïm Kassem a martelé, la semaine dernière, qu’il n’y aura pas de présidentielle avant le 24 mai et que cette échéance n’est pas près de trouver un dénouement heureux dans un proche avenir. Il faut le croire, car le secrétaire général adjoint du Hezbollah est parfaitement au courant des préparatifs engagés sur le terrain syrien. Les belligérants du conflit ont massé dans la région d’Alep des forces considérables pour une bataille jugée «décisive». Selon des sources concordantes, l’armée syrienne, le Hezbollah, les Iraniens et leurs alliés ont déployé des milliers de soldats, des centaines de chars, de véhicules blindés et de pièces d’artillerie. Face à eux, les rebelles de tout poil et le Front al-Nosra alignent plus de douze mille combattants. Ils ont reçu ces dernières semaines, de leurs sponsors turcs et saoudiens, près de 3000 tonnes d’armes nouvelles, dont des roquettes antichars et des missiles antiaériens de fabrication chinoise, livrés par le Soudan. Les affrontements qui ont éclaté récemment à l’intérieur et autour d’Alep ne sont qu’un réchauffement. Le signal de la grande furie n’a pas encore été donné par la Russie et les Etats-Unis. Les deux parrains de la trêve du 27 février tentent une ultime démarche d’apaisement, sans grande conviction. Cependant, les signaux ne sont pas encourageants et la grande bataille d’Alep pourrait commencer à tout moment et durer plusieurs semaines.
En février dernier, Moscou avait imposé la trêve à ses alliés syriens et iraniens, qui avaient jugé le moment inopportun pour la cessation des hostilités, d’autant que l’armée syrienne était dans un élan de reconquête. Washington avait également exercé de fortes pressions sur Ankara et Riyad pour qu’ils obligent leurs affidés à s’asseoir à la table de Genève. Mais la dynamique des négociations est à bout de souffle. La Turquie et l’Arabie saoudite espèrent modifier les rapports de force militaires, qui leur sont actuellement défavorables, et le gouvernement syrien rêve d’écraser définitivement ses ennemis.
La guerre va vraisemblablement reprendre de plus belle, mais sous le plafond fixé par les Russes et les Américains. Les belligérants seront autorisés à s’entretuer, pendant quelques semaines, à la seule condition que le cadre général établi par les parrains de Genève pour le règlement du conflit ne soit pas irrémédiablement endommagé. Les alliés respectifs des deux puissances bénéficient d’une marge de manœuvre pour tenter d’améliorer leur position sur le terrain, afin de s’asseoir plus confortablement à la table des négociations.
Pourquoi Alep et pas Deraa, la Ghouta orientale de Damas, Rastan ou ailleurs? Car Alep résume à elle seule toute la guerre de Syrie et déterminera le degré d’influence des acteurs régionaux dans le règlement du conflit.
On comprend, dès lors, que les protagonistes libanais ne sont pas prêts à jouer, ou à libérer, la carte de la présidentielle libanaise, avant de connaître l’issue de la grande bataille.
Paul Khalifeh