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Nº 3052 du vendredi 6 mai 2016

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Administration publique. Les chrétiens victimes du déséquilibre

La polémique qui a opposé, en Conseil des ministres, les ministres des Finances, Ali Hassan Khalil, et des Affaires étrangères, Gebran Bassil, sur la question de la présence chrétienne dans l’administration publique a montré, une fois de plus, l’ampleur du problème qui se pose depuis des années, mais qui s’est affirmé au cours des derniers mois.  

Des réunions élargies ont eu lieu à Bkerké, d’autres ont été annulées pour éviter toute escalade et permettre de traiter la question plus discrètement. C’est que les chiffres sont alarmants. Qu’ils soient du 8 mars ou du 14 mars, la question touche tous les chrétiens sans exception, leur rôle politique s’en est sérieusement ressenti ces dernières années.
Les récentes permutations et nominations au ministère des Finances furent la goutte qui a fait déborder le vase. Elles avaient créé la confusion et donné lieu à des interrogations sur leur timing et leur objectif réel. C’est qu’au cours des années, la présence chrétienne dans l’administration publique s’est rétrécie peu à peu, surtout depuis la conclusion de l’accord de Taëf. Les chiffres montrent une baisse progressive du nombre de fonctionnaires chrétiens aux postes de deuxième, troisième et quatrième catégories.
Conformément à l’accord de Taëf, les fonctions de première catégorie doivent être réparties à égalité entre les communautés, alors que les postes de deuxième catégorie et des catégories inférieures ne le sont pas. A cause de l’emprise que certains exercent sur les institutions, elles sont devenues la chasse gardée de certaines communautés, si bien que selon les statistiques, les fonctionnaires musulmans sont aujourd’hui largement majoritaires dans le secteur public.
En 1990, les postes de l’administration publique ouverts aux chrétiens étaient de 43% de l’ensemble des fonctions de l’Etat, toutes catégories confondues. En 2005, ce chiffre est tombé à 16%, et, en 2008, à 13,5%, pour remonter aujourd’hui à 32,5%, après les campagnes de sensibilisation des chrétiens pour les pousser à se présenter aux fonctions publiques.
 

Moins de chrétiens partout
En 2008, les chrétiens ayant présenté leurs candidatures à des postes publics atteignaient seulement 14% pour 86% de candidats musulmans. Seuls 18% de chrétiens étaient reçus devant le Conseil de la fonction publique pour 82% de musulmans. En 2009, le pourcentage des chrétiens ayant présenté leurs candidatures devant le Conseil de la fonction publique est remonté à 18%. 24% des candidats reçus sont des chrétiens. En 2010, leur nombre est passé à 31% à la suite des campagnes de sensibilisation entreprises par l’Eglise.
L’absence presque totale des chrétiens des fonctions de quatrième et de cinquième catégories est constatée, comme tel est le cas dans la troisième catégorie, qui constitue le réservoir humain pour les deux catégories supérieures.
Les chiffres sont significatifs: pour la deuxième catégorie, seuls 35% sont chrétiens pour 65% de musulmans; pour la troisième catégorie, 36% de chrétiens pour 64% de musulmans et pour la quatrième catégorie, 27% seulement sont chrétiens.

 

Auto-marginalisation
Plusieurs postes, jadis occupés par les chrétiens, sont passés aux musulmans, alors que les fonctionnaires chrétiens se voient confiés d’autres de moindre importance. De plus, le nombre des chrétiens dans les quatrième et cinquième catégories est sensiblement réduit. Les craintes de voir l’administration rapidement vidée des chrétiens si la situation n’est pas rétablie d’urgence sont très grandes.
Au cours de leur histoire, les chrétiens du Liban ont joué un rôle prépondérant dans la vie politique et administrative. Leur rôle était particulièrement actif et dynamique dans la vie publique face aux multiples défis auxquels la région était et reste confrontée. Mais ils ont toujours payé les pots cassés et les compromis se sont faits à leurs dépens.
La marginalisation des diverses communautés chrétiennes s’est faite d’abord à travers la nouvelle Constitution d’après Taëf, qui avait consacré un rééquilibrage du système politique défavorable à la communauté chrétienne en réduisant considérablement les compétences du président de la République maronite et en ramenant les sièges parlementaires réservés aux chrétiens de 60% à 50%, sans oublier une loi électorale discriminatoire, dont les résultats sont peu conformes à la représentativité réelle des chrétiens. La parité dans la fonction publique des différentes catégories était annulée, la limitant à la première catégorie.
Outre ces facteurs qui ont joué un rôle important dans leur marginalisation, les chrétiens ont contribué eux-mêmes à augmenter cette injustice du fait qu’ils étaient peu attirés par la fonction publique où les salaires sont relativement bas, alors que le secteur privé leur offrait plus d’opportunités.
Au fil des ans, les chrétiens ont vu leur nombre et leur pouvoir diminuer. La vacance prolongée à la tête de la première magistrature de l’Etat ne fait que renforcer cet état d’angoisse dans lequel ils vivent. Ce vide concerne-t-il les chrétiens ou l’Etat lui-même? Ils ne sont pas rassurés.
A l’heure de l’Indépendance du Liban en 1943, les chrétiens jouissaient d’une position prépondérante dans l’équilibre politique libanais. Selon le Pacte national, le président de la République était chrétien, tandis que 55% des sièges parlementaires et les postes importants dans l’appareil de l’Etat étaient dévolus à des chrétiens. Malgré les périodes de troubles, la situation était restée stable jusqu’en 1975. Les événements dramatiques qui se sont déroulés entre 1975 et 1990 ont alimenté leurs craintes. Les mouvements migratoires vers des pays étrangers ont contribué au détachement des chrétiens. Leur rôle politique s’est nettement réduit. Les changements constitutionnels adoptés en 1989 n’ont pas arrangé la situation.
Les chrétiens, légèrement majoritaires jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, sont devenus carrément minoritaires à partir des années soixante-dix. Ils représentent, aujourd’hui, moins de 40% de la population. Ce sont en majorité des maronites, mais également appartenant à l’Eglise orthodoxe d’Antioche, l’Eglise grecque-catholique melkite, l’Eglise arménienne, ainsi que de petites communautés.
Depuis l’Indépendance, la nomination des fonctionnaires dans l’administration publique obéissait à la parité entre les communautés chrétienne et musulmane, selon l’article 95 de la Constitution qui stipulait qu’«à titre transitoire et conformément aux dispositions de l’article 1er de la Charte du mandat et dans une intention de justice et de concorde, les communautés seront équitablement représentées dans les emplois publics et dans la composition du ministère, sans que cela puisse cependant nuire au bien de l’Etat».
Le nouvel article 95 de la Constitution de Taëf a changé les choses. Dorénavant, «la règle de la représentation confessionnelle est supprimée. Elle sera remplacée par la spécialisation et la compétence dans la fonction publique, la magistrature, les institutions militaires, sécuritaires, les établissements publics et d’économie mixte et ce, conformément aux nécessités de l’entente nationale, à l’exception des fonctions de la première catégorie ou leurs équivalents. Ces fonctions seront réparties à égalité entre chrétiens et musulmans sans réserver une quelconque fonction à une communauté déterminée, tout en respectant les principes de spécialisation et de compétence».
Une étude établie par le comité désigné par Bkerké pour évaluer la présence chrétienne dans l’administration publique a relevé un recul au cours des dernières décennies, suggérant d’amender de nouveau l’article 95 pour rétablir la parité dans la fonction publique entre les communautés.
Dans les deuxième et troisième catégories, on note un certain équilibre du fait que les fonctionnaires y ont été nommés du temps où la parité était encore pratiquée. Mais dans certaines administrations, les chrétiens ne représentent que 3% du nombre des fonctionnaires, et dans le meilleur des cas, ils atteignent 26%, en opposition au principe de l’équilibre et de la coexistence.
Au ministère des Finances, le poste du président du département de l’impôt était occupé par un chrétien. Il a été divisé en quatre postes dont trois occupés par des musulmans. Récemment, la nomination d’un chiite au dernier poste à la place du fonctionnaire maronite a suscité la polémique. Parmi les 4 000 fonctionnaires du ministère, seuls 32% sont des chrétiens.
Au ministère de l’Education, il y a 33% de chrétiens pour 67% de musulmans. Dans l’éducation technique, l’équilibre est respecté dans le nombre des professeurs cadrés, mais c’est au niveau du nombre des contractuels que le bât blesse. Parmi les 16 500 contractuels, seuls 9% sont chrétiens. Dans le cas des fonctionnaires cadrés, la proportion de la présence des chrétiens passe de 50 à 10%.
Au Parlement, sur vingt-deux directions générales, onze sont occupées par des chiites. Au ministère des Travaux publics, au poste de président de la section de comptabilité, un chrétien est remplacé par un chiite.
Au ministère de la Jeunesse et des Sports, on compte quarante-deux fonctionnaires cadrés et quatre non cadrés, dont sept chrétiens, vingt-cinq chiites, treize sunnites et un druze.
Les chrétiens ne représentent que 36% dans la police et, à l’Université libanaise, douze employés dans l’administration centrale sont des chrétiens pour vingt musulmans. Au ministère de l’Economie, il y a 120 contrôleurs dont quatre-vingts musulmans et quarante chrétiens.
Dans les fonctions de la première catégorie, pour 150 postes, onze destinés aux chrétiens sont vacants et occupés par des musulmans par intérim. Deux directions générales à la présidence de la République sont passées des chrétiens aux chiites. La direction générale de la Sûreté générale est passée à un chiite. Le nombre des chrétiens qui détiennent des postes dans cette catégorie est passé de 75 à 64. Les chrétiens se sont vu octroyés des postes de moindre importance.
La solution pour la première catégorie est facile, parce que la loi permet de désigner des personnes qui ne sont pas cadrées dans le corps fonctionnaire. La solution devient plus difficile dans la quatrième catégorie, où le nombre des chrétiens ne dépasse pas 27%. Quand ils seront promus pour les troisième et deuxième catégories, le déséquilibre sera flagrant.
En 2008, quand Labora a vu le jour, avec pour but de trouver des solutions au problème du chômage dans la société libanaise et surtout chrétienne, la situation était déjà alarmante. L’association a entrepris une vaste campagne de sensibilisation auprès des jeunes et des écoles, et les résultats se sont vite fait ressentir, avec l’amélioration du nombre de chrétiens qui choisissaient la fonction publique. Cependant, la régression progressive des chrétiens dans l’administration est encore loin d’être résolue. Cette prise de conscience pourra-t-elle résoudre ce problème?

Arlette Kassas

Des fonctions perdues
Depuis la conclusion de l’accord de Taëf, plusieurs fonctions sont enlevées aux chrétiens au fur et à mesure et accordées à des fonctionnaires d’autres communautés. Ainsi, la communauté chiite s’est vu attribuée la direction générale de la Sûreté générale, la présidence de l’Université libanaise, le directeur général au sein du ministère de l’Information, le directeur général des investissements au sein du ministère de l’Energie (des maronites), le poste du premier-vice gouverneur de la Banque centrale (arménien orthodoxe avant Taëf), ainsi que d’autres postes dans l’administration. La communauté sunnite a pris les postes de procureur général de la République, de secrétaire général au ministère des Affaires étrangères, le président-directeur général d’Ogero (des maronites), le directeur général des affaires personnelles, le président du Conseil de la fonction publique, le président du conseil d’administration-directeur général de la MEA (des orthodoxes), le P.D.G. du Port de Beyrouth (des catholiques), ainsi que d’autres postes importants, et qui ont été longtemps occupés par des chrétiens. Le poste de directeur général au ministère de la Santé passe à la communauté druze.
Les chrétiens ont eu d’autres compensations, telles la direction générale de la Défense civile, la présidence de l’électricité du Liban, celle de l’Inspection centrale, la direction des douanes, tous des postes occupés par des sunnites, le poste de directeur général du ministère de l’Energie et de l’Eau occupé par un chiite. Les maronites ont conservé quatre postes principaux: le gouverneur de la Banque du Liban, le commandement de l’armée, le président du Conseil supérieur de la magistrature et le directeur général du ministère des Finances.

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