Magazine Le Mensuel

Nº 3053 du vendredi 13 mai 2016

Festival

Kahraba au Spring Festival. Paysages de nos larmes

Le collectif Kahraba a présenté, le jeudi 5 mai, le spectacle Paysages de nos larmes. Une approche différente du Livre de Job au moment où le XXIe siècle continue de se dérouler dans l’absurde et la déshumanisation de l’homme. Cette humanité déshumanisée que nous sommes est-elle irrémédiablement condamnée, s’est-elle irrémédiablement condamnée? Paysages de nos larmes tente de prouver le contraire. Pas simplement en distillant un espoir, mais en poussant le spectateur à s’interroger justement sur son humanité.
Monologue écrit par le célèbre poète et journaliste français d’origine roumaine, Matéi Visniec, auquel Roger Assaf prête sa voix en arabe, il dessine un homme brisé qui interpelle ses propres pensées, ses mots et affirme que l’homme est un miracle sur terre. Un Job qui se présente sous la forme d’une marionnette, conçue par Eric Deniaud, qui signe également la mise en scène et la scénographie, et manipulée par Aurélien Zouki, Marielise Youssef Aad et Dana Mikhail.
Sur les décombres de son corps, sur les décombres de notre humanité brisée, des villes se construisent et se déconstruisent, la nature souffle et se déchaîne. Sons et bruitages, le violon de Dominique Pifarély lance sa rengaine lancinante. Masques et mouvements du corps, une impression de sorcellerie et d’Histoire brassée des civilisations, il reste encore les mots. On n’est pas dans l’urgence, mais dans la contemplation, dans la création.
Tous les regards sont braqués sur cette marionnette qu’est Job qui descend sur la scène comme on descend dans un puits vu de l’intérieur, une lune qui brille et une ombre. Job n’est plus que l’ombre de l’humanité, il raconte comment on l’a privé de tout, biens matériels, femme et enfants, privé même de son corps, bras et jambes arrachés, langue coupée, yeux crevés… Mais il continue de croire en l’homme. Il a le droit de le faire puisqu’il est mort. Puisque sa mort est inscrite dans chaque pierre, dans chaque élément de la nature, dans la mémoire de la terre. Il continue de raconter l’homme.

In the eruptive mode: voices from the hijacked spring
Maîtriser son destin

Samedi 7 mai, autre rendez-vous au théâtre Tournesol, toujours dans le cadre du Spring Festival: le dramaturge d’origine koweïtienne, Sulayman el-Bassam, compose et met en scène les voix d’un printemps détourné. La nature fracturée et affligée de ce moment historique par lequel passe la région qu’il tisse à une recherche de nouvelles formes dramatiques et d’un langage contemporain.
La pièce ne peut que surprendre et attirer par sa composition formelle, par la puissance qui se dégage de la scène, où se rejoignent, en tout minimalisme, voix, sons et musiques. Deux merveilleuses actrices, Hala Omran et Rebecca Hart, toutes de noir vêtues. Et au fond de la scène, Brittany Anjou crée bruitage et musique simultanément à leurs mots qui nous transpercent le corps.
Tour à tour en arabe et en anglais, les monologues qui composent la pièce ne font pas dans la dentelle. Crus, violents, poétiques, ils dessinent le portrait de six personnages pris par l’Histoire qui se déroule au Moyen-Orient depuis 2012, chacun d’un point de vue particulier, comme victime, observateur, étranger, témoin. Un texte d’une telle force et densité poétique, porté à bras-le-corps par les comédiennes, et le spectateur se retrouve pris dans la tourmente des mots qui tombent comme une matraque. Surtitre et débit rapide en anglais et en arabe, il y a cette frustration de ne pas tout saisir, mais ce n’est peut-être pas très vital, le texte, même saisi en bribes, en écho et en sensations, vous transperce. «Etre médecin, c’est traiter la souffrance, ça n’oblige pas à s’impliquer. Moi non plus je ne m’implique pas. Si je m’impliquais à chaque révolutionnaire qui vient jouir en moi en haletant, je serais en train de pourrir pendue à un crochet, et comment cela servirait-il la liberté, cette belle pute universelle?», se lamente la jeune prostituée.
Dans cette pièce, il n’y a pas de victimes, même les victimes ne le sont pas. Elles deviennent maîtresses de leur destin. Les lamentations ne sont pas des pleurs, des cris et des larmes. Ce sont les décombres d’un vieux régime, d’un passé mélodramatique que ce chant du cygne si particulier soulève. C’est, comme le dit Soulayman el-Bassam, pour «qu’émerge, sur la situation actuelle de ce Printemps détourné, qui peut nous sembler si difficile, sombre et désespérée, la potentialité rafraîchissante d’un nouveau genre dramatique: la tragédie arabe contemporaine».

Nayla Rached

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