Depuis trois mois, Pierre Le Corf, 27 ans, partage le quotidien des Syriens, avec lesquels il vit les moments les plus effroyables. Il a choisi de s’installer à Alep, ville martyrisée de part en part, pour y relayer les témoignages de ses habitants et tenter de leur redonner un peu d’espoir. Témoignage exclusif du seul Français à Alep.
Cela fera bientôt plus de trois mois que Pierre Le Corf se trouve en Syrie. Trois mois qu’il partage le quotidien tragique des Syriens dans un pays dévasté. Leurs histoires, souvent dramatiques, mais aussi leurs sourires et leurs espoirs.
Entré dans le pays depuis le Liban, par les voies officielles, par l’intermédiaire de l’association SOS Chrétiens d’Orient, il a d’abord sillonné Damas, Maaloula, Khabab et Homs, avant de poser son sac à Alep, dans la zone gouvernementale. Si le jeune homme est un habitué des pays et des contextes parfois difficiles, c’est en revanche la première fois qu’il se rend dans un pays en situation de guerre. L’un de ses objectifs? Redonner «une voix à ceux qui n’en ont pas», explique-t-il. Et la ville d’Alep, meurtrie sous les bombardements conjoints du régime et des rebelles, l’a particulièrement touché. C’est d’ailleurs pour cela qu’il a décidé d’y rester et de partager le quotidien des Syriens qui y résident encore, pour la plupart des déplacés qui ont fui les zones de combat pour se réfugier dans la zone gouvernementale. Non par crainte des raids aériens, mais pour fuir les villes prises par le Front al-Nosra et les autres groupes extrémistes. «Ils les forçaient à partir, menaçaient de prendre leurs enfants ou de les tuer», relate Pierre.
«La situation est vraiment dangereuse à Alep», confie-t-il lors d’une conversation téléphonique avec Magazine. L’entretien sera d’ailleurs entrecoupé par quelques tirs de mortiers, au loin. «ça vient d’en face, de la zone rebelle», soupire le jeune homme, après une brève interruption. Il a pris ses quartiers à Souleymanié à proximité de la ligne de front qui coupe Alep en deux. Les rebelles tiennent encore l’est de la ville, l’ouest restant une zone gouvernementale. Pierre Le Corf a choisi de résider dans cette zone, pour sa propre sécurité. «Je serais bien allé voir de l’autre côté, rencontrer les gens, dit-il, mais là-bas, il n’y a que le Jaïch el-Horr, le Front al-Nosra et Daech, et je ne peux pas prendre le risque, c’est trop dangereux, pour moi qui suis français».
Des risques au quotidien
Les risques, il les prend pourtant au quotidien. Depuis son arrivée à Alep, il y a un peu plus de deux mois, le jeune homme a passé beaucoup de temps à proximité de la ligne de front, hébergé par des familles qui vivent encore là, malgré les bombardements et les tirs de snipers. Depuis lors, il s’aventure régulièrement à Midane, un quartier chrétien touché presque au quotidien par les tirs de mortiers ou les bombes artisanales fabriquées par les rebelles avec des bonbonnes de gaz. Il s’est aussi rendu à Zahra, Khaldié, Cheikh Maqsoud, entre autres, à la rencontre de familles déplacées par les affrontements. Au fil de ses rencontres, Pierre Le Corf relaie sur sa page Facebook les témoignages souvent émouvants, toujours tragiques, parfois glaçants, de Syriens qui ont tout laissé derrière eux. Leurs maisons, leurs vies, leurs proches parfois, ainsi que leurs morts. Des témoignages bruts de décoffrage, illustrés par des photos de ces familles, qui parviennent, malgré tous les drames qu’elles vivent au quotidien, à garder le sourire. «Quand je suis arrivé ici, au départ, ils étaient curieux qu’un Français prenne le temps de venir les rencontrer», avoue Pierre. La curiosité d’abord, mais aussi, dit-il, un «vrai accueil», partout où il s’est rendu. «Ils savent que je viens pour aider, que ce n’est pas mon pays, pas ma guerre, pas mon peuple». Pierre a choisi de privilégier les civils, ceux qui subissent cette guerre de plein fouet. «Les gens que je rencontre ici ont le sentiment d’avoir été sacrifiés, oubliés. Ils sont en manque de reconnaissance, d’existence et d’amour, tout simplement», ajoute-t-il.
A Alep, rapporte-t-il, «la guerre est permanente, nous sommes en état de siège». «Tout le monde doit vivre avec ça. Malgré les photos atroces, les bombardements, tout le monde a oublié
Alep, la ville est sacrifiée».
Faisant preuve d’un courage certain, le jeune homme est d’ailleurs resté à leurs côtés au plus fort des combats, fin avril et début mai, alors qu’un déluge de bombes s’abattait sur la ville, faisant 300 morts de part et d’autre. «Je me trouvais dans le quartier de Zahra, j’avais l’impression d’assister à un véritable anéantissement du monde, raconte-t-il, les combats étaient vraiment très intenses». Des jours dont il gardera, par exemple, cette image de jeunes filles déchiquetées par l’explosion d’une bonbonne de gaz transformée en machine de mort, dans un parc de Khaldié, alors qu’elles s’étaient réfugiées sous une tente. Pierre les avait rencontrées quelques jours auparavant.
«Je dors mal la nuit, comme tout le monde ici», avoue-t-il. «Je l’assume, c’est à l’intérieur. Tu sens la peur chez tout le monde, à chaque explosion, leurs cœurs sont dans leurs tripes. Moi-même j’ai peur», poursuit-il.
Une incroyable résilience
Pourtant, malgré ces épreuves difficiles, le jeune homme s’affirme marqué par «la résilience incroyable» des Syriens. «Vous savez, ici, il y a quand même 7 millions de déplacés qui ont dû abandonner leurs vies, leurs maisons, leurs souvenirs. On les a dépossédés de leurs vies. Ils acceptent leur mort, plus difficilement celle de leurs proches. Ce qui compte pour eux, c’est de pouvoir offrir un avenir à leurs enfants». Les enfants, que Pierre surnomme les «Invincibles», sont les premières personnes qui l’ont inspiré. Et donné l’envie de rester à Alep malgré le danger. «La première des choses qu’ils veulent, c’est aller à l’école, étudier. Tous ces enfants-là ont des rêves. Ils ne se préoccupent même pas de savoir s’ils reviendront vivants de l’école, mais ils veulent coûte que coûte continuer à y aller. C’est extrêmement fort. C’est la vie».
C’est d’ailleurs cette «force» véhiculée malgré les deuils, les blessures, les bombes, les pénuries d’eau, d’électricité, de nourriture, qui motive Pierre. «Beaucoup de Syriens ont encore une énergie folle», témoigne-t-il. «La vie est terrible ici, les habitants se débrouillent comme ils peuvent». Il raconte par exemple les pénuries d’essence, les coupures d’eau – le Front al-Nosra tenant Boustan el-Bacha, qui approvisionne Alep en eau – ou encore, la nourriture de plus en plus chère. «Parfois, il faut faire 100 m de queue pour obtenir un bidon d’essence. Lundi, il confiait qu’«Alep est privée d’eau depuis plus d’une semaine». «Avec la chaleur, ça va devenir difficile si la coupure dure encore quelques semaines. Pour le moment, les gens survivent», s’inquiète-t-il. Quant à la nourriture, les prix ont été multipliés par 10 ou 15. Rendez-vous compte qu’aujourd’hui la Syrie a le même pouvoir d’achat que l’Inde». Les enfants qu’il rencontre lui ont d’ailleurs confié leur «rêve de pouvoir manger de la nourriture nourrissante». Acheter du poulet est devenu un luxe que la plupart des familles ne peuvent plus s’offrir.
Depuis qu’il a posé ses bagages en Syrie, Pierre Le Corf essaie de comprendre une guerre qui mine le pays depuis cinq ans déjà, «pourquoi les gens se sont-ils révoltés, en 2011?», dit-il. «J’ai parlé autant avec des Syriens qui étaient pro qu’anti-Bachar. Beaucoup m’ont dit: ‘‘on a profité d’un mouvement de masse, on espérait que le pays allait bouger, quand tout a commencé, mais on n’a jamais voulu tout bouleverser’’», rapporte Pierre. «Même ceux qui ne sont pas particulièrement pro-Bachar disent que s’il tombe, la Syrie tomberait», ajoute le jeune homme.
Pour autant, Pierre Le Corf ne veut pas prendre parti dans une guerre, qui, après tout, n’est pas la sienne. «Beaucoup de gens se sont fait leur idée et disent que Bachar el-Assad est un dictateur. Moi j’ai rencontré une trentaine de familles qui vivaient à l’est et qui sont parvenues à s’en échapper pour rejoindre la partie ouest et se mettre en sécurité», raconte-t-il. «Ils ont fui leurs quartiers, parfois en pyjamas, laissant tout derrière eux, parce que ceux qu’on appelle les rebelles, ce sont des gens d’al-Nosra, donc d’al-Qaïda, et ce qu’ils font là-bas, leur manière de faire, c’est inhumain», lâche-t-il. Certains habitants de la partie est font jusqu’à 8 heures de route pour rejoindre l’ouest d’Alep, alors qu’auparavant 30 minutes suffisaient. D’autres, selon Pierre, viennent parfois se faire soigner à l’ouest, puis repartent en zone rebelle. C’est notamment le cas des familles de combattants.
Enterrés vivants
Depuis qu’il est arrivé en Syrie, et aussi parce qu’il réside en zone gouvernementale, le jeune homme se trouve parfois sous le feu des critiques. «On me traite de crédule, de pro-Assad, mais ce qui m’écœure, c’est le traitement qu’en font les médias». «Les médias parlent encore de rebelles ‘‘modérés’’, mais cela n’existe pas, aujourd’hui, 60% de ceux qui sont à l’est appartiennent au Front al-Nosra et se revendiquent ouvertement d’al-Qaïda», dit-il. «Ils se concentrent sur les 300 000 personnes qui vivent à l’est, mais ils oublient les 1,2 million enterrés vivants dans la zone gouvernementale», souligne-t-il.
Au téléphone, lundi, Pierre Le Corf expliquait que, pour le moment, la situation s’était un peu calmée, aux abords de la ligne de front. «Vu que les raids de l’aviation ont repris sur la partie est, les rebelles sont plus préoccupés de répliquer à ces tirs que de bombarder les quartiers frontaliers», précise-t-il. Malgré cette relative accalmie, le jeune homme reste prudent. «Ce que je redoute maintenant, ce sont les voitures piégées. La ligne de front recule, les rebelles vont sans doute essayer de trouver un moyen de continuer à nous tuer».
Même si, tous les matins, comme la plupart des habitants d’Alep, Pierre ignore si le soir il sera toujours vivant, il est déterminé à rester. «En Syrie, j’essaie d’apprendre à prendre le temps». Le jeune homme se sent aussi utile. «Sans aucune prétention, les gens ici me considèrent vraiment comme une lumière au bout du tunnel». Il espère créer ce qu’il appelle «un effet papillon» en insufflant de l’espoir, «en créant un effet de vague à court et à très long termes». Il a, d’ores et déjà, commencé à mettre en œuvre un projet, à l’attention des jeunes étudiants en architecture, ingénierie et médecine, qui ne voient pas, pour l’heure, un avenir pour eux. «Je veux les aider à développer une expérience qu’ils n’ont pas à cause de la guerre et parce qu’il n’y a pas d’emplois», dit-il. Il veut créer à cet effet des connexions, des synergies avec des universités de par le monde, pour que ces jeunes se préparent à l’après. «Ça leur donne du sens, car en groupe, une énergie se crée et leur redonne la confiance aussi, et l’espoir».
Jenny Saleh
We are superheroes
Issu d’un milieu modeste, parti très tôt de la maison familiale, Pierre Le Corf n’avait «jamais vraiment voyagé auparavant». Profondément humain, il dit avoir «été inspiré par des hommes et des femmes qui n’ont jamais intéressé les médias, mais qui ont accompli de grandes choses pour eux comme pour les autres». Il y a un an et demi, il vend tout ce qu’il a et part à la rencontre de ceux qu’il appelle «des héros ordinaires», aux parcours de vie souvent incroyables, sur les cinq continents, à travers son association We are superheroes. Russie, Inde, Japon, Etats-Unis, Amérique latine, etc., son aventure le mène dans une vingtaine de pays. Au fil de son voyage, il collecte plus de 900 histoires d’hommes et de femmes, d’enfants, parfois dans des situations dangereuses. Il a côtoyé autant des enfants employés par des cartels, en Amérique du Sud, que des membres de gangs aux Etats-Unis ou des habitants de bidonvilles, avec pour seul objectif de les aider à développer leur confiance en eux.
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Photos: Pierre Le Corf