Du 3 au 7 juin, en trois arrêts, trois performances, le festival Le printemps de Beyrouth a permis au public libanais, gratuitement, de conjuguer excellence, émotions et fraîcheur.
L’Amok vu par Alexis Moncorgé
Le 3 juin, salle comble dans le nouvel auditorium Georges Audi, à l’Ecole supérieure des affaires (Esa), pour la représentation de L’Amok par Alexis Moncorgé, qui vient d’obtenir le Molière de la Révélation masculine, après un immense succès auprès du public et de la critique. Il est seul sur scène, plongé dans une pénombre prononcée. Ses mots sont presque des chuchotements. A mesure que le débit de la voix augmente, la lumière éclaire la scène en un jeu d’alternance dynamique et suggestif, un dialogue en soi. Moncorgé devient, tour à tour, tous les personnages du récit de Stefan Zweig, en une maîtrise impeccable du jeu, de l’espace scénique, de l’intonation, de l’émotion. Il fait vivre au spectateur une palette de sentiments qu’il explore passant, en un tour de mot et d’attitude, du mépris au désespoir, du dégoût à la passion, de la conscience à la folie. Une performance émerveillée, haletante, toute en humilité, longuement ovationnée par le public libanais.
Le choix de l’Amok est-il arbitraire, personnellement passionnel? Sûrement, Moncorgé a longtemps porté ce projet, d’abord tout seul, ensuite secondé par sa metteuse en scène, Caroline Darney. Cela se sent de par sa présence sur scène, sa gestuelle, ses déplacements, ses mots murmurés, haletés, criés, ses personnages habités. Devant une telle personnification, à la fois unique et multiple, le spectateur ne peut en aucun cas rester dans sa zone de confort, ni même dans une simple position d’envoûtement. L’implication en appelle une autre. Certes, le théâtre est tout autant un espace d’émerveillement qu’une plateforme puissante où convergent les questionnements, à la fois centrés sur une scène close qu’ouverts au monde dans sa totalité. Face à l’Amok, mille et une questions se bousculent, l’envie de se prêter à une relecture de la nouvelle de Zweig à l’ère actuelle, profondément humaine, immanquablement déshumanisée.
«Savez-vous donc, étranger que vous êtes, assis là bien tranquillement sur votre siège, vous qui traversez le monde en promeneur, savez-vous ce que c’est que de voir mourir quelqu’un? Y avez-vous déjà assisté? Avez-vous vu comment le corps se recroqueville, comment les ongles bleuis griffent le vide, comment chaque membre se contracte, chaque doigt se raidit contre l’effroyable issue, comment un râle sort du gosier… avez-vous vu dans les yeux exorbités, cette épouvante qu’aucun mot ne peut rendre?». Une œuvre d’une telle puissance ne peut se limiter à une seule approche; comme les récits mythologiques sont aptes à être transposés à notre contemporanéité, les mythes littéraires le sont tout autant, dans la tentation d’effeuiller le mot de ses vagues d’émotions soulevées à vif. Et si l’Amok était chacun de nous? L’Amok atteint de rage qui attend comme un animal attend. L’Amok, cet être pris de frénésie sanguine, qui court devant lui, détruisant hommes et choses, sans qu’on ne puisse rien faire pour le sauver. Pris par cette frénésie folle des images que nous portons et transportons, toujours… Alexis Moncorgé a réveillé et dompté l’Amok en nous.
La ville revécue avec Adonis
Le dimanche 5 juin, à mesure que différents endroits de la ville battent au rythme d’une fête éternelle, le jardin Samir Kassir commence à se remplir d’une foule éclectique, majoritairement jeune, en attendant le début du concert d’Adonis. Avec leur musique de pop libanaise, à cheval entre les sons d’antan et ceux d’aujourd’hui, les synthés animés de mélodies traînantes et entraînantes, des textes doux-amers, les membres d’Adonis ont entraîné la foule au cœur d’une Beyrouth à l’orée du possible.
Face à la statue de Samir Kassir, une scène qui vit, bat, compose les chansons Daou al-baladiyé, Ajnabiyé, Bint al-hawa, Min shou bteshki Beyrouth, Stouh Adonis… et les accorde à des projections sur un écran géant d’images en couleurs et en noir et blanc, des images en prises de vue réelles et d’animation… Beyrouth c’est ici et maintenant.
Et le temps jongle
Pour la soirée de clôture du festival, c’est également une salle comble, le 7 juin, au théâtre al-Madina, pour une performance atypique, entre les arts du cirque et le ballet; 4×4: Architectures éphémères, présentée par la troupe britannique Gandini Juggling. Quatre jongleurs, quatre danseurs; muscles tendus, grâce du mouvement, mélange inattendu des arts. Quand les mots sont balbutiements, quand le corps remplace la parole, quand le mouvement est suspension, la vie s’architecture en autant de possibles.
Nayla Rached